Mohamed dit avoir suivi sa dulcinée durant deux ans. Il finira par la séduire lui promettant monts et merveilles. Puis, le jour où il doit franchir un pas dans sa quête du désir, il crame tous ses fusibles. L'amour se transforme en boucherie. Le désir se mue en une parade faite de sang et de cris. Mohamed ne comprend pas- c'est du moins ce qu'il répète aujourd'hui- comment il a pu faire mal à cette fille qu'il a «tant aimée». Mohamed perd le fil de sa vie entre sa passion et son crime. Il ne sait plus lequel des deux sentiments a précédé. Il tente d'analyser (avec ses moyens) ce qu'il a fait et ce qu'il vit. Mais il n'arrive à tirer de son esprit que confusion et peur. Pour la première fois, sur plus de quarante condamnés à mort que nous avons interviewés, nous avons eu affaire à un homme qui dit «entrer dans la folie». Il a peur du flou de son esprit, il a peur de ses cauchemars, il a peur de demain, de l'instant d'après, parce qu'il n'a plus aucune prise sur rien. Un viol, un meurtre le tout doublé de dissimulation de preuves en tentant de brûler le visage de la jeune fille. Il y a de quoi perdre la tête à tout jamais. Il y a deux catégories de criminels. Ceux qui doivent immanquablement faire le cheminement vers l'horreur. On n'ira pas jusqu'à affirmer la prédisposition, mais la biologie joue un rôle plus que capital dans la destinée des uns et des autres. Le monde des gènes étant le plus clair et le plus obscur en même temps. Et il y a ceux qui franchissent la limite de l'humain, entrent dans l'inhumain par accident. Mohamed ne fait partie d'aucune des deux catégories. Autant dire un cas à part. Cliniquement, «il se porte bien» ou presque, mais il sait qu'il n'est pas tout à fait dans la possession certaine de ses moyens. Alors, il tergiverse. Des fois, il se dit «capable» de faire beaucoup de choses pour «oublier». En d'autres moments, plus fréquents, il est «pris» au piège de ce qu'il ignore de lui-même. Son histoire ressemble à celle qu'un autre aurait vécue à sa place. Il la lui aurait racontée, et Mohamed essaie d'en combler quelques lacunes. Quand il évoque son passé, il reste vague. Puis, comme si quelqu'un lui a dicté la phrase à suivre, il se met à table et retrouve une verve soudaine. Ensuite, il faut s'attendre à un autre tour de catalepsie inexpliquée. Entre ce va-et-vient et une confusion des sentiments, Mohamed navigue à vue. Il se perd, et cela l'agace. Il se ravise, mais ne dit rien. Il hésite et réfléchit. Et quand tout se mêle dans sa tête, il se dit à lui-même, dans un soupir, «non, (La)». L'homme et lui-même «Ana, je suis sûr que j'ai été possédé le jour où j'ai fait ce que j'ai fait. Hak allah, ce n'est pas moi qui a frappé la fille. Je n'ai jamais fait de mal à personne jusqu'à ce jour». «Ana», le mot record utilisé par Mohamed. «Ana», comme un rappel à l'ordre. «Ana», Moi, Moi-même et Je, la trinité sacrée, celle qui parfois se dérobe à notre vigilance et nous perd dans un tourbillon de dédoublements de soi qui frisent, par moments, des formes sophistiquées de schizophrénie. Mohamed est convaincu d'une seule chose. Il a tué, mais ce n'était pas lui. «Non, j'étais possédé par quelqu'un». Qui ? Comment ? Et pour quelles raisons ? Mohamed ne peut expliquer le procédé d'un tel dérapage psychique, mais il assure que ce jour, il a «senti une espèce de chaleur inhabituelle qui lui a brûlé tout le corps». Inhabituel fait certes, mais cette montée de chaleur était-elle la preuve d'un quelconque pacte avec Belzébuth ? Rien ne pourrait le prouver même si Mohamed jure ses grands saints que ce jour-là tout « était anormal ». Pour un psychiatre, le cas Mohamed, ce jour-là, précisément, n'a aucune particularité. Une journée comme une autre, sauf qu'elle s'est soldée par un meurtre. «Il ne faut pas y voir une espèce de prémonition, ni physique, ni mentale de ce qui allait se produire des heures plus tard. Cela serait équivalent à tirer un numéro de loterie en étant sûr que l'on va gagner le Jack pot». Tenter une telle saillie devant Mohamed est pris pour un sacrilège. Il refuse toute implication directe de lui-même, sa propre personne, dans cet acte pour lequel il purge une peine infinie. La main de l'Autre Qui est cet autre ? Mohamed ne l'a pas encore identifié. Il dit avoir «des détails de sa nature, mais encore rien de précis». L'Autre, celui qui vit en lui, depuis ce jour-là. Il lui fait des pieds de nez et le nargue. Il s'avance, lui montre un soupçon de visage, puis s'éclipse dans un brouillard d'émotions. «La nuit, je peux le voir, quand je suis tout seul dans la cellule ou alors avec un autre détenu que je fréquente beaucoup. Tiens, l'autre soir, je lui ai montré l'autre, mais mon ami ne l'a pas bien vu». Ne l'a pas bien vu ou ne l'a pas vu du tout ? Mohamed est catégorique : « si, il a vu un peu, mais pas tout ». Va pour un peu. Mais qu'a-t-il décrit, le compagnon de cellule ? «Il m'a dit qu'il a senti quelque chose. Et ensuite, il m'a juré qu'il a vu une ombre (un khial) entrer dans le mur». Mohamed n'aimera pas notre étonnement. Une ombre dans un mur, c'est un peu trop pour la vue ? Non, « d'ailleurs, il est revenu, l'autre. Un soir, j'étais seul, et je lui ai parlé. Il ne m'a pas répondu. Il a gardé le silence, mais je lui ai dit que je n'avais pas peur de lui. Je lui ai crié dessus et il est sorti par le plafond ». Mohamed était allongé, ce soir-là, et fixait, dans le noir, le plafond de sa cellule. Un détail, sûrement ! Mohamed revient sur un autre épisode de ces échanges avec l'autre. «Au hammam, ici, dans la prison, je l'ai vu entrer (avec ou sans habits ? Non, avec un maillot de peau !) et il est passé à côté de moi sans me parler. Je l'ai suivi et il est entré dans un seau de hammam ». Comment aborder ce chemin avec Mohamed sans le heurter ? Il faut bien qu'il parle. Il faut bien que je l'écoute. Mais devant une telle force des visions, où est le vrai et où est le faux ? Il ne m'appartient pas de juger ni les rêves ni les cauchemars de Mohamed, et quand je lui fais part de mon scepticisme, il me jure que «tout est vrai» et qu'il est croyant. Alors, pas de place pour les sornettes, s'il vous plaît. Soit, Mohamed. La fille et son corps «Je l'ai suivie longtemps avant qu'elle n'accepte de m'adresser la parole. J'avoue que cela m'avait un peu énervé ». Un euphémisme pour dire sa colère le jour où il a failli lui dire «ce que (je) pensais d'elle». Il ne l'a pas fait, mais le cœur ne lui manquait pas pour expliquer à la jeune fille que «Ce n'était pas bien de ne pas faire attention à un homme quand il te suit comme ça». Mohamed insistait, il faut le souligner. Il n'avait de cesse que de prendre les mêmes trajets que la dulcinée. Tous les jours, à tous les moments. Une véritable course-poursuite. La filature du transi amoureux. L'homme qui n'abdique pas. Celui qui a mal, mais ne le dit pas. Le gaillard affolé par le rejet, mais qui se contient. Il est passé par toutes les ramifications du doute. Il a soutenu sa propre défaillance. Et au final, la fille a dit oui. C'est la fin du calvaire. Le galérien des sentiments peut étancher sa soif et se refaire une santé. Tout va bien. Mohamed peut enfin respirer. Pourtant, la vie de couple ne peut s'installer dans la durée. La fille est réticente : « Je ne sais pas pourquoi elle était toujours comme quelqu'un qui voulait faire une chose et en avait peur en même temps ». La superstition voudrait que la fille ait eu un pressentiment. Mauvais présage pour les jours en devenir ? Difficile à dire, mais la jeune fille n'était pas si à l'aise que cela devant l'idée d'une liaison avec son récalcitrant soupirant. Lui, de son côté, ne voyait pas d'un bon œil le fait qu'elle ait pris autant de temps pour la réflexion. «C'était clair : ou elle voulait ou elle ne voulait pas. Moi, je ne voulais pas jouer. Elle devait le savoir ». Rien n'est moins sûr. Peut-être savait-elle qu'il n'était pas joueur, et la gravité de sa position la rebutait ? Peut-être avait-elle besoin d'un jeune moins sérieux et surtout plus désinvolte ? Ou tout bonnement, son insistance lui pesait lourd, et pour se débarrasser de lui, elle a fait semblant d'accepter ses avances ? Tant de peut-être que Mohamed n'y voit plus que des ombres chinoises sous le prisme de la peur mâtinée de colère ravalée. Les jours difficiles «J'ai réussi à lui arracher un rendez-vous, et nous avons convenu d'un jour. J'avais tout organisé. J'étais heureux de passer du temps avec elle ». Heureux, en clair, de pouvoir jouir de quelques moments d'intimité à l'ombre du plaisir. Mohamed ne se doutait pas, ou pas encore, qu'il était pris de cette fameuse chaleur à laquelle il avait fait allusion au debout de notre rencontre. Ou alors, il était tellement allumé que tout autre source de combustion que la sienne lui restait étrangère. Enfin, le grand jour. On court derrière une fille pendant des mois et le jour J pointe du nez. La perspective d'un bonheur est parfois plus délicieuse que le bonheur en question. Mohamed avait-il été pris par ce même vertige du plaisir avant la consommation ? «Moi, je voulais lui montrer que je l'aimais. Je suis venu au rendez-vous plein de fougue et d'enthousiasme». On peut aisément croire que pour un jeune homme, dans la fleur de l'âge, qui jure n'avoir été de la couche d'aucune autre femme, durant toute la période où son objectif sacré était de séduire sa promise, que la verve et la vigueur sont de mise. Une abstinence de moine pour un dernier baroud d'honneur. Le couple est là, sur les routes, vers le destin. On marche, dit-il, presque l'un collé à l'autre. Pas d'attouchements encore, mais on y presque. Le jeune homme frétille. La chaleur monte… La fille ? On ne pourra jamais savoir ce qui lui trottait dans la tête. Elle faisait son chemin et, selon toute vraisemblance, savait que son soupirant voulait vivre un grand jour dans les affres du désir. «Oui, elle était d'accord. Je te le jure, elle savait pourquoi on s'était vu». Mohamed n'étant pas un fin limier en termes de conquêtes féminines, on peut dire qu'il s'est fourvoyé quant aux pronostics sur la réussite du plan séduction par un après-midi de chien. Rien de tel assure le bonhomme : «Non, tout était clair». Les carottes sont cuites Que s'est-il passé après ? Mohamed dit avoir perdu les boules une fois ils ont atteint l'endroit où il devait unir sa flamme à l'hypothétique désir de sa compagne. Perdre les boules veut dire que Mohamed a littéralement sauté sur la fille pour lui soutirer ce plaisir tant attendu. Il dit juste qu'il ne savait plus ce qu'il faisait. Il s'est rendu compte que la fille était raide morte après quelques minutes d'«absence». Aussi incroyable que cela puisse paraître, Mohamed jure n'avoir pas été là quand le crime était en cours. Qui était là, alors ? « Moi, mais ce n'était pas moi ». Il est sérieux Mohamed quand il se met à jurer et à nommer plusieurs saints et autres hommes illustres que je ne connais pas. Il a parlé d'un certain Brahim, d'un autre bonhomme qui répond au nom de Rahal et il y a eu aussi, Omar et je ne sais qui d'autres, tous, apparemment, des hommes qui peuvent attester de la véracité de ce que Mohamed avance. «Elle était morte. Je suis revenu à moi. Et là, il fallait que je fasse quelque chose. J'ai réalisé que j'étais perdu. La fille est morte. Et moi, je dois tout faire pour ne pas me faire prendre ». Retour subit de la conscience après le meurtre. Mohamed s'attèle à dissimuler les preuves. Comment faire ? La première idée, dit-il, qui s'est imposée à lui était de brûler le corps. Comment faire ? Il se résout finalement à brûler le visage de la jeune fille avant de la laisser morte, défiguré, violée dans un terrain vague. Elle sera retrouvée à l'aube. Quand on vient prendre Mohamed que beaucoup de gens avaient vu en compagnie de la fille la veille, il fait semblant de ne rien savoir. Puis il tente l'amnésie. Ensuite, il joue au fou. Quand on corse l'interrogatoire, il crache le morceau. Mais, il insiste sur le fait que ce n'était pas lui, mais un autre. Enfin, pas tout à fait un autre, mais quelqu'un qui vit en lui et qui est sorti ce jour-là, inopinément, pour tuer avant de disparaître.