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Le nouveau contexte Euro-Méditerranéen : Quelle direction pour le Partenariat Maroc-Union Européenne ?

En 2004, la Politique Européenne de Voisinage (PEV) est devenue le cadre politique fixant les modalités des interactions entre l'UE et ses voisins. Le lancement de cette politique s'est fait dans un contexte de stabilité relative et de paix dans le voisinage de l'Europe, à un moment où l'UE redessinait ses frontières avec l'élargissement de 2004. Toutefois, la PEV devait affronter une panoplie de conflits, crises, et même guerres.
Aucun autre cadre politique de l'UE n'a rencontré autant de défis à travers le temps et les secteurs politiques. Vingt ans plus tard, l'enquête EuroMeSCo révèle une désillusion généralisée quant à l'efficacité de la PEV sur les zones prioritaires pour les interactions de l'UE avec le voisinage sud. Cette désillusion s'accompagne de la nécessité perçue de changer la PEV actuelle, soit par une nouvelle révision, soit par une rénovation complète de ce cadre politique. Comment en sommes-nous arrivés là ? Et que pourrions-nous faire pour relancer la PEV ?
Le dynamisme méditerranéen se déploie dans l'ombre d'un choc géopolitique et géoéconomique majeur, suite aux effets combinés de la crise sanitaire du Covid-19, de la guerre Russie-Ukraine et de la rivalité sino-américaine. L'une des conséquences visibles est un changement dans les paradigmes qui ont jusqu'à présent encadré les relations internationales et, par extension, les paramètres euro-méditerranéens. La mondialisation libérale et son corollaire l'interdépendance se heurtent de plus en plus à la montée des pratiques néo-protectionnistes et interventionnistes. L'économie politique mondiale semble être reconceptualisée autour de notions vagues et imprécises telles que la souveraineté et la sécurité économique, l'autonomie énergétique et l'autonomie stratégique.
Cet article vise à dresser un portrait des nouvelles dynamiques que nous jugeons pertinentes pour le débat euro-méditerranéen en général, et pour la modernisation du partenariat Maroc-UE en particulier : 1) la tendance néo-protectionniste dans la politique commerciale de l'UE ; 2) les menaces et risques à plusieurs niveaux en Méditerranée ; 3) un changement en cours dans le statu quo géopolitique ; 4) les nouvelles ambitions marocaines.
La Tendance Néo-Protectionniste dans la Politique Commerciale de l'UE
La mondialisation libérale peine à résister aux conséquences géopolitiques et géoéconomiques de la pandémie de Covid-19, de la guerre en Ukraine, et des rivalités croissantes entre les États-Unis et la Chine, et probablement entre l'Occident et le Sud global. Le néo-protectionnisme, l'interventionnisme, et l'extraterritorialité normative et/ou judiciaire sont aujourd'hui les marques d'une nouvelle ère dans laquelle le maintien des marchés ouverts est altéré par des enjeux considérés comme plus importants, tels que la sécurité économique, l'autonomie énergétique, la résilience des chaînes d'approvisionnement, ou la suprématie technologique.
Dans ce contexte, l'UE, préoccupée par sa dépendance économique vis-à-vis de la Chine et de la politique commerciale des États-Unis (Inflation Reduction Act), adopte à partir de 2022 un ensemble de mesures qui auront un impact sur ses partenaires méditerranéens : la taxe carbone ; la loi anti-déforestation ; les règles pour lutter contre les subventions étrangères ; l'instrument anti-coercition ; le plan industriel du Pacte Vert ; la directive sur le devoir de diligence des entreprises pour opérer de manière équitable et durable tout au long de leur chaîne de valeur. Ces mesures révèlent un facteur longtemps sous-estimé : le poids de la loi et des normes juridiques dans la politique commerciale européenne. L'UE est devenue une force qui émet des normes et des jugements juridictionnels, dont certains risquent de nuire aux intérêts des pays tiers.
Trois grandes tendances se dégagent de cette nouvelle situation :
Le changement dans le degré d'ouverture de l'UE entraîne une nouvelle stratégie pour les négociations multilatérales, les accords commerciaux bilatéraux, et les mesures commerciales unilatérales. Cela signifie que les futures négociations nécessiteront un nouveau consensus politico-économique alors que l'interdépendance économique bilatérale (1+1) et/ou régionale (1+12) reste l'objectif final recherché par les partenaires. À cet égard, l'enquête EuroMeSCo envoie un signal important, à savoir que 54% des Marocains apprécient la contribution de la PEV à l'intégration économique.
En effet, la reprise éventuelle des négociations pour un Accord de Libre-Échange Complet et Approfondi (ALECA) entre le Maroc et l'UE, suspendues en 2014, doit prendre en compte trois défis :
1) l'inclusion de nouvelles mesures réglementaires européennes ;
2) les nouvelles priorités et orientations économiques du Maroc ;
3) le poids de l'extraterritorialité judiciaire européenne.
Ces facteurs sont d'autant plus importants qu'ils impactent tous les accords précédemment signés par les deux parties. Premièrement, la taxe carbone, les subventions étrangères, l'anti-coercition, le pacte vert et la responsabilité sociale des entreprises tout au long de leur chaîne de valeur nécessiteraient un effort colossal pour converger les normes, sans réticence de la part du Maroc. Deuxièmement, l'accord futur doit être adapté aux évolutions de l'économie nationale, afin que son impact sur le tissu productif national et le secteur socio-économique soit garanti. Enfin, les décisions des tribunaux européens sur la territorialité des accords agricoles et de pêche concernant les provinces sahariennes soulèvent des questions fondamentales sur l'avenir du modèle de relations Maroc-UE.
Par ailleurs, les accords avec l'UE sont de plus en plus globaux. Ils couvrent non seulement l'aide économique, mais également des questions politiques telles que la migration. Après avoir signé des accords similaires avec la Tunisie, la Mauritanie et l'Égypte, l'UE doit négocier un autre accord avec le Maroc. Si certains voient dans cette tendance un moyen de donner aux partenaires un levier considérable, compte tenu des attentes élevées des Européens en particulier, d'autres estiment que des négociations élargies exposeraient les partenaires à une conditionnalité brutale. Leur capacité de négociation est réduite par le lien entre les paiements financiers au titre de l'accord de conformité aux engagements dans le domaine du contrôle de la migration. En fait, ce n'est pas tant l'utilité de ce type d'accord qui pose problème que le risque pour les pays partenaires de substituer certains intérêts commerciaux à l'aide financière.
Menaces et Risques à Plusieurs Niveaux en Méditerranée
L'effort d'adaptation le plus important consiste à redéfinir les relations entre les deux rives en fonction de la nouvelle grammaire de la menace en Méditerranée. La perception et la localisation des menaces ont toujours été orientées vers la rive sud, perçue comme la seule source d'instabilité. Cependant, la nouvelle situation géopolitique et sécuritaire remet en question cette certitude, car la nature et la géographie de la menace ont changé. Aujourd'hui, nous pouvons légitimement parler d'une menace à plusieurs niveaux.
La guerre en Ukraine et la lutte pour l'influence entre la Russie et les États occidentaux ont surgi à un moment où la situation géopolitique mondiale est très tendue en raison du poids de la rivalité sino-américaine. La Méditerranée subit les conséquences de cette lutte pour l'influence, tant en termes de posture que de fonctionnalité. Pendant la guerre froide, elle était considérée comme le « flanc sud » de l'OTAN pour son rôle stratégique dans le système de défense anti-soviétique de l'Alliance, tout comme elle était un pilier du système de défense soviétique. Aujourd'hui, après plusieurs années de vide stratégique, tous les signes confirment le retour de la Méditerranée au statut de théâtre des relations de pouvoir OTAN-Russie et de nivellement sécuritaire. La nouvelle situation ouvre la voie au retour de la puissance maritime et à la maritimisation des relations de pouvoir dans la région, rendant la situation encore plus imprévisible.
La rive sud ne dispose pas encore d'un système de gouvernance de la sécurité collective capable de garantir une réponse unie et globale aux nouveaux facteurs asymétriques « inducteurs de crise ». L'instabilité politique en Libye et au Sahel continue d'encourager la mobilité de ces réseaux et l'émergence de certaines zones « détatées », notamment au Sahel. Ces réseaux prospèrent dans un couloir de vulnérabilité s'étendant de la Méditerranée à l'Atlantique.
La stabilité de la Méditerranée n'est donc plus exclusivement liée à des considérations propres à cette région, mais elle dépend également de la stabilité d'autres régions périphériques en Afrique (bande sahélo-saharienne, littoral atlantique). De plus, la menace terroriste n'est plus confinée au Sud. La série d'attentats qui ont frappé plusieurs pays européens a révélé la portée continentale des salafistes radicaux. La montée de ces réseaux européens constitue une menace tant pour l'Europe que pour l'Afrique du Nord, compte tenu de la facilité avec laquelle ils peuvent se déplacer entre les deux rives, en particulier dans une direction Nord-Sud.
Les flux migratoires illégaux ont repris leur rythme habituel après la fin de la crise sanitaire du Covid-19. La démographie galopante combinée au changement climatique (sécheresse) et à une situation économique toujours fragile impacte la vie quotidienne des populations, et favorise les conditions propices aux flux migratoires, notamment vers la Méditerranée et au-delà. Cette situation crée un stress sécuritaire en Afrique du Nord et en Europe, d'autant plus que la migration clandestine est loin d'être un phénomène transitoire pouvant être éradiqué par des moyens strictement ponctuels. Ainsi, lorsque l'Europe signe des accords migratoires avec ses partenaires, elle ne traite finalement que les symptômes. De plus, la fuite des cerveaux encouragée par les politiques sélectives européennes prive les pays de la rive sud, le Maroc en particulier, des forces vives nécessaires pour soutenir son développement économique.
L'une des leçons tirées de la situation actuelle est la nécessité d'un nouveau paradigme politique qui prendra en compte ces nouvelles dynamiques endogènes et exogènes. C'est une conviction marocaine et méditerranéenne du Sud, comme le révèlent les résultats de l'enquête. En effet, 69% des Marocains sont conscients que les conflits et les rivalités dans la région méditerranéenne dépassent les capacités des mécanismes de coopération régionale.
Le Changement du Statu Quo Géopolitique en Méditerranée
Les tensions mondiales accélèrent la redistribution des cartes géopolitiques et géoéconomiques. Depuis 1990, la régulation de la Méditerranée, par la coopération et le contrôle de la violence, a été et reste occidentale. Cependant, les tectoniques des plaques géopolitiques ont fait émerger des puissances en Méditerranée qui remettent en question la prééminence européenne et américaine dans la région :
Le retour de la Russie en Méditerranée orientale et la montée en puissance de la Chine dans la région créent une nouvelle dynamique chargée de contraintes et d'opportunités pour les pays de la rive sud de la Méditerranée.
Le positionnement de la Turquie en tant qu'acteur clé et régulateur sur la scène méditerranéenne.
Les développements de la situation libyenne ont montré comment la stagnation de la crise et l'incohérence des puissances européennes ont ouvert la voie à de nombreux acteurs qui font désormais partie de la solution (Russie, États du Golfe, etc.). Sa dimension stratégique (intervention militaire de l'OTAN) et ses implications dépassent les capacités de la Ligue arabe, de l'Union du Maghreb arabe et des institutions continentales (Union africaine, UE). Depuis lors, le pays et la région sont pris dans un jeu de pouvoir contradictoire.
La sécurité et la stabilité dans la région euro-méditerranéenne restent intimement liées à l'issue du conflit israélo-palestinien. Certes, la centralité de cette question n'est pas nouvelle, mais la guerre à Gaza augure d'un changement dans la représentation de ce conflit. Désormais, les perceptions du conflit ne sont plus purement politiques ; elles sont basées surl'identité, centrées sur les convictions religieuses et exploitées par les extrémistes de tous bords. Aujourd'hui, la mobilisation internationale est plus nécessaire que jamais pour établir la légalité internationale au Moyen-Orient, en garantissant le droit du peuple palestinien à un État viable.
L'accélération des événements depuis 2021 au Maghreb et dans le détroit de Gibraltar a complètement renversé le statu quo qui prévalait dans la région. La reconnaissance américaine du Sahara marocain, la reprise des relations avec Israël, et le désir du Maroc d'une autonomie stratégique ont tous contribué à une recomposition géopolitique favorable au Maroc et à l'Espagne.
Il convient également d'ajouter une tendance européenne observée depuis le Printemps arabe (2011), celle de remplacer la priorité démocratique par la stabilité politique dans les relations avec la rive sud. Ce changement, qui prend en compte la peur de voir certains pays glisser vers l'instabilité, explique en partie le doute exprimé par 67% des Marocains quant à l'impact de la PEV sur la consolidation démocratique et le respect des droits de l'homme en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.
Les Nouvelles Ambitions Géopolitiques et Géoéconomiques du Maroc
Comme tout processus, les relations Maroc-UE sont une série de phases et d'étapes, avec des réalisations, des incohérences et des limitations qui appellent à une réflexion conjointe sur des réponses efficaces pour améliorer le partenariat. Pour le Maroc, les relations avec l'Europe sont un atout fondamental à consolider pour un nouveau partenariat plus profond et plus large. La position marocaine pourrait s'inspirer de plusieurs grands enjeux. Le défi fondamental de la politique étrangère du Maroc est de trouver le meilleur équilibre entre, d'une part, la gestion des interactions avec l'Occident, marquée par le poids de l'histoire et de la géographie, et d'autre part, l'adhésion à une communauté Sud-Sud d'intérêts géoéconomiques. L'objectif du Maroc est de construire et/ou de consolider ses propres liens entre le modèle Nord-Sud et l'axe de coopération Amérique latine-Afrique-Asie.
Dans ce sens, les États-Unis et l'Europe, bien que partenaires stratégiques, ne sont plus les seuls à exercer une influence sur les orientations stratégiques du Maroc. La guerre en Ukraine et la rivalité sino-américaine révèlent trois lignes de conduite : 1) affirmation de soi et souveraineté, ce qui se traduit par une prise de décision autonome en matière de politique étrangère ; 2) consolidation des acquis historiques avec les États-Unis et l'UE, pertinence du partenariat économique avec la Chine, et orientation vers l'Afrique subsaharienne, à la recherche de nouvelles frontières économiques, politiques et diplomatiques. La concurrence stratégique mondiale est donc perçue comme très favorable, car l'implication des puissances émergentes multiplie et diversifie les partenariats internationaux. Certains nouveaux acteurs, dont la Chine, l'Inde, le Brésil, les États du Golfe, et la Turquie, offrent de nouvelles perspectives attrayantes. Le Maroc est ainsi entré dans une ère de choix, qui ne doit pas être interprétée comme un renversement structurel de ses orientations.
Les défis sont à la fois économiques (prospérité économique du pays, chaîne de valeur mondiale [CVM]) et géoéconomiques (pôle économique et financier africain efficace). Le premier appelle à la mobilisation de l'État pour concentrer cette partie du partenariat avec l'UE sur les principaux écosystèmes industriels du pays : phosphates-engrais, automobile, agroalimentaire et aéronautique. L'intégration de ces écosystèmes dans les CVM a été renforcée, permettant à l'économie marocaine de devenir l'une des rares dans la région MENA avec un taux de participation aux CVM similaire – voire supérieur – à celui de pays émergents tels que la Russie, l'Inde ou la Turquie. Dans ce contexte, la relance du partenariat doit se faire sur la base des réalisations économiques de la PEV. En effet, 53% des Marocains apprécient positivement les effets de ces instruments de développement socio-économique dans le Sud.
La dimension géoéconomique, quant à elle, a une valeur régionale, puisque le Maroc a besoin d'une profondeur géoéconomique, notamment en Afrique du Nord-Ouest, en tant qu'alternative au blocage du Maghreb. Le projet de gazoduc Maroc-Nigéria, l'Initiative Atlantique pour le Sahel et les opportunités offertes par la Zone de Libre-Échange Continentale Africaine (ZLECAf) confirment cette orientation. L'ambition de l'État est de créer les conditions propices à un positionnement géoéconomique stable Nord-Sud et Sud-Sud, avec le détroit de Gibraltar, les infrastructures portuaires et aériennes, et la profondeur de l'Afrique de l'Ouest comme points de jonction et de connexion. Cependant, la question de la capacité du Maroc à mobiliser les ressources économiques nécessaires et le soutien politique reste posée. Si l'engagement des partenaires du Golfe semble acquis, celui de l'Europe, en revanche, reste à négocier, notamment en vue de moderniser le partenariat Maroc-UE.
Il va sans dire que le partenariat avec l'UE nécessite autant de nouvelles idées que des engagements politiques pour une meilleure mise en œuvre des plans d'action. Certaines contraintes institutionnelles sont apparues dans la réalisation de divers plans, qui ont pourtant été développés sur le principe de l'appropriation autour des priorités marocaines.
Conclusion
Les changements stratégiques en cours ouvrent de nouvelles perspectives, riches d'incertitudes et d'opportunités pour les relations Maroc-UE et pour la Méditerranée dans son ensemble. L'agenda diplomatique s'annonce chargé. Le processus d'adaptation n'est pas sans inconvénients, mais il est rendu nécessaire par les changements stratégiques nationaux et multilatéraux. Les enjeux des choix présents et futurs appellent à une réflexion conjointe sur les convergences et les complémentarités dont la Méditerranée a besoin pour surmonter les défis actuels. Les relations Maroc-UE nécessitent un nouveau modèle de partenariat, rééquilibrant les attentes des deux côtés, promouvant une croissance dynamique, inclusive et productive, réduisant les vulnérabilités marocaines et consolidant l'interdépendance économique.


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