La Libye, dont la population se trouve prise entre le marteau de l'est et l'enclume de l'ouest, est déchirée par la guerre civile depuis plus de cinq ans. C'est une poudrière à ciel ouvert où les puissances régionales et autres se livrent subtilement au petit jeu de la guerre par procuration. Depuis que la Turquie s'y est mise physiquement, on assiste en plus d'un regain de tensions, à une frénésie diplomatique où chacun se veut être le maître du jeu. Du jamais vu depuis la période de dialogue politique qui a été lancée à l'été 2014, menée par l'ONU et couronnée en 2015 par l'accord politique libyen à Skhirat, dans le Royaume. Le processus de cet accord a été interrompu par les sommets de Paris et de Palerme en mai et novembre 2018, les pays hôtes ayant révisé leurs politiques étrangères. Quels sont donc les enjeux de cette crise libyenne ? Hespress FR a sollicité Moussaoui Ajlaoui, chercheur et enseignant universitaire à l'Institut de recherches africaines de l'Université Mohammed V, Agdal ainsi que Rachid Houdaigui Professeur à l'Université Abdelmalek Essaadi à Tanger et Tétouan spécialiste en relations internationales qui nous ont, chacun sa version, éclairés quant ce complexe dossier libyen. Pour l'un comme pour l'autre, la crise en Libye et les différends, concernent principalement les ressources énergétiques de la Méditerranée orientale. Depuis que la Turquie y a mis du sien avec la conclusion de deux accords entre la Turquie et le gouvernement libyen d'entente nationale (GNA), reconnu par les Nations Unies, les convoitises de tout un chacun des concernés -et ils sont nombreux- quoique parfois non communes, se sont révélées au grand jour. Pour Rachid Houdaïgui un spécialiste de la géostratégie « les ressources gaziers et pétroliers en Méditerranée orientale, ont poussé les acteurs régionaux à redéfinir la région dans le cadre d'une nouvelle politique énergétique et poussant, cela a engendré des transformations géopolitiques dans la région ». Et notre interlocuteur de développer: « On assiste d'un côté à des formations d'alliances comme l'Egypte, la Grèce, Chypre voire sournoisement Israël, pour ce qui est des ressources énergétiques de la Méditerranée orientale auxquelles viennent se greffer des puissances aux intérêts autres, mais distincts ». Rachid Houdaïgui ajoute pour expliquer le manque de solution à ce conflit aux portes de l'Europe : « C'est l'incapacité des organisations internationales (ONU, Union Africaine, voire Ligue Arabe) à montrer une volonté péremptoire et exhaustive pour solutionner la crise libyenne, qui a favorisé ces transformations géopolitiques. La solution de la crise libyenne pourrait résider dans une volonté d'implication des pays du Maghreb et de l'Egypte à condition de laisser les divergences de côté ». Et de conclure que «l'échec du multiculturalisme à l'image d'autres pays arabes y est également pour beaucoup dans la situation actuelle de la Libye. C'est une société multiculturelle divisée, patrimoniale et tribale, au pluralisme culturel dans lequel les différentes ethnies ne collaborent pas et ne dialoguent pas ». Non ingérence marocaine Quant à Moussaoui Ajlaoui, s'il est en général en accord avec Rachid Houdaïgui qu'il rejoint sur la plupart de ses analyses, il met en avant « la position de neutralité du Royaume qui fait preuve d'un jugement réfléchi, de bon sens envers la souveraineté de la Libye », notant au passage que « le seul fait palpable dans le dossier libyen depuis la chute du colonel Mouammar Kadhafi en 2011 est l'accord politique libyen signé à Skhirat ». Rabat poursuit le chercheur « ne ménage aucun effort pour le règlement de la crise que traversent nos frères libyens ». Moussaoui Ajlaoui, expert à AMES-Center, estime en outre que la solution de cette crise ne peut être que politique et diplomatique et non pas militaire et qu'elle doit se faire dans l'esprit des accords de Skhirat, mais aussi, a-t-il plaidé « une non-ingérence dans les affaires intérieures de ce pays frère ». Pour Moussaoui Ajlaoui, « la Libye, d'une mosaïque complexe, est partagée entre seigneurs de la guerre et particularismes régionaux (nombreux pays limitrophes qui l'affaiblissent). Elle doit son malheur au parfum de gaz et de pétrole, et par conséquent à une guerre d'influence par procuration entre puissances engagées avec l'un des deux belligérants (ANL & GNA) ». Aux portes de l'Europe, le conflit en Libye est en train de vivre non seulement une brusque escalade, mais aussi une inquiétante internationalisation. Après la Syrie, c'est la Libye qui voit s'affronter, de plus en plus directement, les puissances régionales du Moyen-Orient. Pour ce qui est de la Turquie qui isolée, s'est insurgée en ralliant la cause du gouvernement de Tripoli dirigé par le premier ministre, Faïez Sarraj contre de juteux contrats. Moussaoui Ajlaoui, a ces mots pour décrire cette situation « en rajoutant la guerre à la guerre civile en Libye on ne fait qu'agir de façon à permettre l'éclosion de groupes et groupuscules et autres milices terroristes islamistes dont se nourrit le GNA et qui pullulent en Libye tant le terreau est fertile pour ce faire ». De l'autre côté, celui de Haftar ce n'est reluisant non plus. « Le maréchal s'appuie également sur des milices salafistes en plus de mercenaires russes ». En effet, nous dit le chercheur « la Russie qui ne rechignerait pas à des dividendes gaziers ou pétroliers, si elle s'y est trouvée mêlée c'est qu'en réalité elle est là pour combler le vide laissé par le départ des Etats-Unis de cette partie du monde. Dans sa quête d'hégémonie, Moscou est en train d'asseoir son influence de la Méditerranée orientale vers la Méditerranée occidentale ». Militairement, la Russie s'est faite l'alliée de l'Egypte et sans le crier sur tous les toits, elle prête main forte au maréchal Khalifa Haftar en hommes et en armes. C'est un secret de polichinelle, avec certains pays arabes et européens dont l'Italie et la France qui n'a pas toujours eu un jeu très clair dans cette affaire, sont de la partie et soutiennent Haftar. De l'autre côté on trouvera dans les premiers rôles, et en grande rivalité, la Turquie et le Qatar qui profitent des largesses du GNA. Faut-il alors craindre pour la sécurité régionale de par une expansion du conflit sur les pays Maghrébins. Non ! notre interlocuteur reste serein quant au Royaume qui n'a pas de frontières communes mais s'inquiète pour la Tunisie, le Sahel et a une pensée espiègle en guise de mot de la fin pour l'Algérie qui se devra d'être sur le qui-vive et surveiller les 1000 km de frontières communes qu'elle partage avec la Libye : « cela permettra à l'Armée Nationale Populaire de s'affairer à l'est et nous lâcher un peu les baskets à l'ouest ».