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Entretien : «Le Maroc a intérêt à poursuivre l’adoption des normes IAS/IFRS»
Publié dans Finances news le 30 - 10 - 2008

* La «fair market value» (juste valeur définie par référence au marché), qui était largement plébiscitée en période de marchés liquides, a profondément contribué à amplifier la crise financière.
* A l’heure actuelle, les normes IFRS sont érigées en standards internationaux par excellence et les abandonner serait un véritable pas en arrière pour le Maroc.
* Les régulateurs et normalisateurs comptables nationaux doivent rester vigilants sur la nature, l’étendue et les modalités de valorisation des positions des établissements financiers gérées en «trading».
* Point de vue de Kamal Mokdad, associé Mazars Masnaoui, en charge du département «Banque, Assurance, Finance et Immobilier»
Finances News Hebdo : D’après-vous, les normes IFRS s’accommodent-elles aux périodes de crise ?
Kamal Mokdad : Sur la scène internationale, les critiques apportées ces derniers mois aux normes internationales IAS/IFRS portent essentiellement sur la notion de «fair value» (juste valeur). Cette notion a été initialement amplement prônée par les régulateurs, les normalisateurs et le marché (analystes financiers, actionnaires et autres utilisateurs des comptes) comme le meilleur moyen de traduire fidèlement dans les comptes les instruments financiers que les banques, notamment d’investissement, détiennent à des fins de «trading». Le dernier prix observé sur le marché était en effet considéré comme le meilleur reflet de la valeur des actifs et des passifs financiers détenus par les entreprises avec l’intention de les céder rapidement sur le marché, dans une logique de spéculation. La valeur de marché observée en date d’arrêté, souvent plus élevée que le coût historique retenu sous le référentiel comptable précédent, a indéniablement influencé à la hausse les cours de Bourse des sociétés concernées.
A l’époque déjà, l’utilisation de la «juste valeur» avait fait l’objet de plusieurs débats étant donné que le recours extensif à cette notion ne permettait plus d’établir de distinction claire entre l’enrichissement des entreprises par la création intrinsèque de valeur en provenance des activités récurrentes et celui provenant de variations aléatoires du marché, notamment pour les activités dites de «trading».
Cette confusion rend donc peu lisibles les performances des sociétés et amplifie, en période de crise, les doutes du marché sur la fiabilité et la pertinence des informations données dans les états financiers publiés.
F.N.H. : Quel est le lien entre les normes IFRS et la panique qui prévaut actuellement dans les marchés financiers ?
K. M. : L’effondrement des prix de certaines obligations et autres titres de dettes, initialement alimenté par les cessions massives opérées par certains «hedge funds» et «mutual funds» en quête de liquidités, a par ailleurs précipité le marché et notamment les instruments de dettes dans une spirale baissière d’une ampleur inégalée, du moins depuis la mise en place des normes IAS/IFRS. Cette chute était souvent davantage liée aux craintes du marché quant à la capacité des émetteurs à rembourser leurs dettes en cas de défaut qu’à une dégradation intrinsèque des performances de ces mêmes émetteurs. Et c’est précisément sur ce point que les normes IAS/IFRS sont aujourd’hui contestées car, en vertu du principe qui consiste à valoriser l’ensemble des instruments financiers de la même catégorie sur la base du dernier prix de marché constaté, les détenteurs des titres étaient contraints de valoriser leurs actifs financiers à cette valeur de marché déterminée en période de détresse et sur la base de transactions marginales, quand bien même ils n’avaient pas l’intention de les céder à court terme. Les pertes consécutives constatées dans les états financiers publiés, que ce soit pour les instruments financiers comptabilisés dans la catégorie AFS (Available For Sale – Titres disponibles à la vente) ou HFT (Held For Trading – Titres détenus à des fins de transaction) ont contribué alors à entretenir la panique des marchés financiers.
A cela s’ajoute naturellement la difficulté pour les professionnels des marchés financiers et les préparateurs des comptes à déterminer le «prix» des instruments financiers valorisés par référence à des modèles internes (marked to model), alimentant ainsi les craintes sur le risque de «mispricing» (erreurs dans la détermination de la juste valeur provenant des modèles internes).
On voit donc clairement que la «fair market value» (juste valeur définie par référence au marché), qui était largement plébiscitée en période de marchés liquides, a profondément contribué à amplifier la crise financière et ses conséquences sur les états financiers des sociétés et, partant, sur le moral des investisseurs; d’où les mesures considérables prises par les différentes autorités monétaires à l’échelle internationale aussi bien en Europe qu’outre Atlantique.
F.N.H. : Quel est, plus concrètement, l’impact de ces normes IFRS sur les comptes des entreprises en période de crise ?
K. M. : Comme je l’ai expliqué, le recours à la juste valeur en période de crise accroît la volatilité des états financiers et accentue la suspicion des marchés sur la pertinence et la fiabilité des états financiers présentés. Très concrètement, plusieurs rubriques des états financiers doivent désormais faire l’objet d’une attention particulière aussi bien de la part des préparateurs des comptes, des auditeurs que des utilisateurs de ces comptes. Parmi ces sujets, on peut citer :
• les critères de dépréciation durable des titres disponibles à la vente «AFS», compte tenu des baisses prolongées ou sévères des cours et leurs conséquences sur les provisions pour dépréciations durables à comptabiliser ;
• la qualité et la nature de l’information financière à communiquer au marché en période de crise par les sociétés, et notamment les établissements financiers, en particulier sur le niveau des liquidités, les estimations retenues pour l’arrêté des comptes, les règles retenues pour la valorisation d’instruments non cotés ou peu liquides et le choix des taux d’actualisation retenus.
Sur ce thème, il est nécessaire également de rappeler que la norme IFRS 7 prévoit de communiquer sur l’importance des instruments financiers dans les états financiers, mais aussi sur la nature, la gestion et le poids des risques associés aux instruments financiers; ce qui devrait naturellement amener les établissements financiers à communiquer sur les incidences éventuelles de la crise financière actuelle ;
• le recensement et l’évaluation des instruments dérivés détenus par les établissements financiers, qu’ils soient explicites ou incorporés à des contrats hôtes (cas notamment des produits structurées), avec une attention particulière à apporter aux modèles et aux paramètres de valorisation retenus ;
• les mesures prises par les sociétés pour limiter le risque de fraude ou de prise de décisions inappropriées, particulièrement important en période d’instabilité des marchés ; les pertes de plus de 700 millions d’euros essuyées récemment par le Groupe Caisse d’Epargne en France sont là pour le rappeler ;
- les passifs financiers comptabilisés à la juste valeur par résultat. En effet, le «spread» de crédit, qui reflète la marge complémentaire intégrée dans les taux d’intérêt et traduisant la probabilité de défaut de l’emprunteur ainsi que le taux de recouvrement en cas de défaut, a tendance à augmenter d’une manière significative en période de crise. Cette hausse impacte donc fortement le taux d’actualisation de la dette comptabilisée à la juste valeur par résultat. Or, plus le taux d’actualisation augmente, plus la valeur de marché de cette dette diminue, ce qui contribue donc à améliorer artificiellement les résultats des entreprises en cas de comptabilisation à la juste valeur…
F.N.H. : Si l’expérience internationale a montré les inconvénients des normes IFRS dans le contexte actuel, ne pensez-vous pas qu’il est de l’intérêt du Maroc de ne pas les adopter ?
K. M. : Il ne faut pas se tromper. Le Maroc n’est pas directement concerné par la crise financière internationale du fait, d’une part, de l’absence de produis dits de «subprime» ou de nature intermédiaire entre les «primes» et les «subprimes», du moins pour les activités exercées sur le territoire national, et d’autre part, de la contribution encore très prépondérante de l’activité bancaire traditionnelle aux performances des banques. Malheureusement, la récession internationale devrait fatalement peser sur la croissance économique marocaine du fait de l’ouverture des frontières et de l’importance des échanges commerciaux avec les pays traversant la crise.
Ceci étant précisé, je ne suis pas convaincu que l’abandon des normes IFRS constitue la meilleure solution pour le Maroc pour plusieurs raisons. D’abord, le Maroc s’est résolument engagé dans une dynamique de modernisation des référentiels comptables et prudentiels applicables notamment aux établissements de crédit avec l’adoption des référentiels IFRS et Bâle 2. A l’heure actuelle, les normes IFRS sont érigées en standards internationaux par excellence et les abandonner serait un véritable pas en arrière.
Ensuite, il ne faut pas se tromper de débat. Ce ne sont pas les normes IFRS qui sont critiquées dans leur intégralité, mais uniquement le recours à la valeur de marché en période de crise. Abandonner là encore totalement le principe de juste valeur serait franchement regrettable, car cette notion reste le meilleur moyen de refléter fidèlement et en toute transparence la valeur d’une entreprise à un moment donné et transmettre au marché la valeur réelle du portefeuille de «trading» détenu.
F.N.H. : Mais la juste valeur a montré ses insuffisances…
K. M. : Ce qui est critiqué actuellement c’est plutôt les modalités d’application de cette juste valeur en période de crise puisqu’il est considéré qu’en période de forte instabilité et de faibles liquidités, la valeur de marché n’est plus la «juste valeur». La pérennité de l’application des normes IFRS dépend donc plutôt de la capacité de la communauté financière internationale à réagir pour assouplir les règles comptables applicables en période de forte crise, comme ce qui a été le cas récemment avec la décision du Board de l’IASB de permettre le reclassement d’actifs financiers «non-dérivés» des catégories à la juste valeur vers d’autres catégories évaluées au coût amorti (catégories Prêts & Créances et Titres détenus jusqu’à l’échéance). Ces dérogations aux principes IFRS ne devraient être tolérées que dans des circonstances rares (ce point fait écho aux dispositions de la norme américaine FAS 115). Le communiqué de presse de l’IASB indique que la détérioration actuelle des marchés financiers est un exemple possible de ces rares circonstances.
F.N.H. : Que pensez-vous des mesures prises par BAM dans ce contexte de crise ?
K. M. : Les mesures prises récemment par Bank-Al Maghrib pour renforcer le niveau des fonds propres des banques va clairement dans le bon sens car, il ne faut pas l’oublier, la crise que traversent actuellement les établissements financiers est également une crise de liquidité et de solvabilité.
F.N.H. : Alors que recommandez-vous au Maroc ?
K. M. : En synthèse, le Maroc a pleinement intérêt à poursuivre l’adoption des normes IAS/IFRS et à généraliser leur application pour accompagner le développement de l’économie et son ouverture de plus en plus affirmée sur l’international. Il n’en demeure pas moins que les régulateurs et normalisateurs comptables nationaux doivent rester vigilants sur la nature, l’étendue et les modalités de valorisation des positions des établissements financiers gérées en «trading» et donc valorisées à leur juste valeur, y compris dans certaines filiales à l’étranger, tout en maintenant l’application du principe de « coût amorti » pour les activités traditionnelles des banques («banking book»).


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