* La «fair market value» (juste valeur définie par référence au marché), qui était largement plébiscitée en période de marchés liquides, a profondément contribué à amplifier la crise financière. * A lheure actuelle, les normes IFRS sont érigées en standards internationaux par excellence et les abandonner serait un véritable pas en arrière pour le Maroc. * Les régulateurs et normalisateurs comptables nationaux doivent rester vigilants sur la nature, létendue et les modalités de valorisation des positions des établissements financiers gérées en «trading». * Point de vue de Kamal Mokdad, associé Mazars Masnaoui, en charge du département «Banque, Assurance, Finance et Immobilier» Finances News Hebdo : Daprès-vous, les normes IFRS saccommodent-elles aux périodes de crise ? Kamal Mokdad : Sur la scène internationale, les critiques apportées ces derniers mois aux normes internationales IAS/IFRS portent essentiellement sur la notion de «fair value» (juste valeur). Cette notion a été initialement amplement prônée par les régulateurs, les normalisateurs et le marché (analystes financiers, actionnaires et autres utilisateurs des comptes) comme le meilleur moyen de traduire fidèlement dans les comptes les instruments financiers que les banques, notamment dinvestissement, détiennent à des fins de «trading». Le dernier prix observé sur le marché était en effet considéré comme le meilleur reflet de la valeur des actifs et des passifs financiers détenus par les entreprises avec lintention de les céder rapidement sur le marché, dans une logique de spéculation. La valeur de marché observée en date darrêté, souvent plus élevée que le coût historique retenu sous le référentiel comptable précédent, a indéniablement influencé à la hausse les cours de Bourse des sociétés concernées. A lépoque déjà, lutilisation de la «juste valeur» avait fait lobjet de plusieurs débats étant donné que le recours extensif à cette notion ne permettait plus détablir de distinction claire entre lenrichissement des entreprises par la création intrinsèque de valeur en provenance des activités récurrentes et celui provenant de variations aléatoires du marché, notamment pour les activités dites de «trading». Cette confusion rend donc peu lisibles les performances des sociétés et amplifie, en période de crise, les doutes du marché sur la fiabilité et la pertinence des informations données dans les états financiers publiés. F.N.H. : Quel est le lien entre les normes IFRS et la panique qui prévaut actuellement dans les marchés financiers ? K. M. : Leffondrement des prix de certaines obligations et autres titres de dettes, initialement alimenté par les cessions massives opérées par certains «hedge funds» et «mutual funds» en quête de liquidités, a par ailleurs précipité le marché et notamment les instruments de dettes dans une spirale baissière dune ampleur inégalée, du moins depuis la mise en place des normes IAS/IFRS. Cette chute était souvent davantage liée aux craintes du marché quant à la capacité des émetteurs à rembourser leurs dettes en cas de défaut quà une dégradation intrinsèque des performances de ces mêmes émetteurs. Et cest précisément sur ce point que les normes IAS/IFRS sont aujourdhui contestées car, en vertu du principe qui consiste à valoriser lensemble des instruments financiers de la même catégorie sur la base du dernier prix de marché constaté, les détenteurs des titres étaient contraints de valoriser leurs actifs financiers à cette valeur de marché déterminée en période de détresse et sur la base de transactions marginales, quand bien même ils navaient pas lintention de les céder à court terme. Les pertes consécutives constatées dans les états financiers publiés, que ce soit pour les instruments financiers comptabilisés dans la catégorie AFS (Available For Sale Titres disponibles à la vente) ou HFT (Held For Trading Titres détenus à des fins de transaction) ont contribué alors à entretenir la panique des marchés financiers. A cela sajoute naturellement la difficulté pour les professionnels des marchés financiers et les préparateurs des comptes à déterminer le «prix» des instruments financiers valorisés par référence à des modèles internes (marked to model), alimentant ainsi les craintes sur le risque de «mispricing» (erreurs dans la détermination de la juste valeur provenant des modèles internes). On voit donc clairement que la «fair market value» (juste valeur définie par référence au marché), qui était largement plébiscitée en période de marchés liquides, a profondément contribué à amplifier la crise financière et ses conséquences sur les états financiers des sociétés et, partant, sur le moral des investisseurs; doù les mesures considérables prises par les différentes autorités monétaires à léchelle internationale aussi bien en Europe quoutre Atlantique. F.N.H. : Quel est, plus concrètement, limpact de ces normes IFRS sur les comptes des entreprises en période de crise ? K. M. : Comme je lai expliqué, le recours à la juste valeur en période de crise accroît la volatilité des états financiers et accentue la suspicion des marchés sur la pertinence et la fiabilité des états financiers présentés. Très concrètement, plusieurs rubriques des états financiers doivent désormais faire lobjet dune attention particulière aussi bien de la part des préparateurs des comptes, des auditeurs que des utilisateurs de ces comptes. Parmi ces sujets, on peut citer : les critères de dépréciation durable des titres disponibles à la vente «AFS», compte tenu des baisses prolongées ou sévères des cours et leurs conséquences sur les provisions pour dépréciations durables à comptabiliser ; la qualité et la nature de linformation financière à communiquer au marché en période de crise par les sociétés, et notamment les établissements financiers, en particulier sur le niveau des liquidités, les estimations retenues pour larrêté des comptes, les règles retenues pour la valorisation dinstruments non cotés ou peu liquides et le choix des taux dactualisation retenus. Sur ce thème, il est nécessaire également de rappeler que la norme IFRS 7 prévoit de communiquer sur limportance des instruments financiers dans les états financiers, mais aussi sur la nature, la gestion et le poids des risques associés aux instruments financiers; ce qui devrait naturellement amener les établissements financiers à communiquer sur les incidences éventuelles de la crise financière actuelle ; le recensement et lévaluation des instruments dérivés détenus par les établissements financiers, quils soient explicites ou incorporés à des contrats hôtes (cas notamment des produits structurées), avec une attention particulière à apporter aux modèles et aux paramètres de valorisation retenus ; les mesures prises par les sociétés pour limiter le risque de fraude ou de prise de décisions inappropriées, particulièrement important en période dinstabilité des marchés ; les pertes de plus de 700 millions deuros essuyées récemment par le Groupe Caisse dEpargne en France sont là pour le rappeler ; - les passifs financiers comptabilisés à la juste valeur par résultat. En effet, le «spread» de crédit, qui reflète la marge complémentaire intégrée dans les taux dintérêt et traduisant la probabilité de défaut de lemprunteur ainsi que le taux de recouvrement en cas de défaut, a tendance à augmenter dune manière significative en période de crise. Cette hausse impacte donc fortement le taux dactualisation de la dette comptabilisée à la juste valeur par résultat. Or, plus le taux dactualisation augmente, plus la valeur de marché de cette dette diminue, ce qui contribue donc à améliorer artificiellement les résultats des entreprises en cas de comptabilisation à la juste valeur F.N.H. : Si lexpérience internationale a montré les inconvénients des normes IFRS dans le contexte actuel, ne pensez-vous pas quil est de lintérêt du Maroc de ne pas les adopter ? K. M. : Il ne faut pas se tromper. Le Maroc nest pas directement concerné par la crise financière internationale du fait, dune part, de labsence de produis dits de «subprime» ou de nature intermédiaire entre les «primes» et les «subprimes», du moins pour les activités exercées sur le territoire national, et dautre part, de la contribution encore très prépondérante de lactivité bancaire traditionnelle aux performances des banques. Malheureusement, la récession internationale devrait fatalement peser sur la croissance économique marocaine du fait de louverture des frontières et de limportance des échanges commerciaux avec les pays traversant la crise. Ceci étant précisé, je ne suis pas convaincu que labandon des normes IFRS constitue la meilleure solution pour le Maroc pour plusieurs raisons. Dabord, le Maroc sest résolument engagé dans une dynamique de modernisation des référentiels comptables et prudentiels applicables notamment aux établissements de crédit avec ladoption des référentiels IFRS et Bâle 2. A lheure actuelle, les normes IFRS sont érigées en standards internationaux par excellence et les abandonner serait un véritable pas en arrière. Ensuite, il ne faut pas se tromper de débat. Ce ne sont pas les normes IFRS qui sont critiquées dans leur intégralité, mais uniquement le recours à la valeur de marché en période de crise. Abandonner là encore totalement le principe de juste valeur serait franchement regrettable, car cette notion reste le meilleur moyen de refléter fidèlement et en toute transparence la valeur dune entreprise à un moment donné et transmettre au marché la valeur réelle du portefeuille de «trading» détenu. F.N.H. : Mais la juste valeur a montré ses insuffisances K. M. : Ce qui est critiqué actuellement cest plutôt les modalités dapplication de cette juste valeur en période de crise puisquil est considéré quen période de forte instabilité et de faibles liquidités, la valeur de marché nest plus la «juste valeur». La pérennité de lapplication des normes IFRS dépend donc plutôt de la capacité de la communauté financière internationale à réagir pour assouplir les règles comptables applicables en période de forte crise, comme ce qui a été le cas récemment avec la décision du Board de lIASB de permettre le reclassement dactifs financiers «non-dérivés» des catégories à la juste valeur vers dautres catégories évaluées au coût amorti (catégories Prêts & Créances et Titres détenus jusquà léchéance). Ces dérogations aux principes IFRS ne devraient être tolérées que dans des circonstances rares (ce point fait écho aux dispositions de la norme américaine FAS 115). Le communiqué de presse de lIASB indique que la détérioration actuelle des marchés financiers est un exemple possible de ces rares circonstances. F.N.H. : Que pensez-vous des mesures prises par BAM dans ce contexte de crise ? K. M. : Les mesures prises récemment par Bank-Al Maghrib pour renforcer le niveau des fonds propres des banques va clairement dans le bon sens car, il ne faut pas loublier, la crise que traversent actuellement les établissements financiers est également une crise de liquidité et de solvabilité. F.N.H. : Alors que recommandez-vous au Maroc ? K. M. : En synthèse, le Maroc a pleinement intérêt à poursuivre ladoption des normes IAS/IFRS et à généraliser leur application pour accompagner le développement de léconomie et son ouverture de plus en plus affirmée sur linternational. Il nen demeure pas moins que les régulateurs et normalisateurs comptables nationaux doivent rester vigilants sur la nature, létendue et les modalités de valorisation des positions des établissements financiers gérées en «trading» et donc valorisées à leur juste valeur, y compris dans certaines filiales à létranger, tout en maintenant lapplication du principe de « coût amorti » pour les activités traditionnelles des banques («banking book»).