Le débat sur le bilan des accidents de la circulation aurait-il dépassé le stade des bonnes intentions ? Lintroduction de la notion de «délinquance routière», synonyme dun durcissement du régime juridique applicable aux conducteurs, est peut-être un tournant dans la politique poursuivie actuellement par les pouvoirs publics. La corrélation étroite ne fait plus le moindre doute entre laccroissement effroyable des accidents de la route et ce qui est communément qualifié d«inconscience» des conducteurs par le CISR (Comité Interministériel de la Sécurité Routière). Le danger que représentent les conducteurs irresponsables mérite dêtre sanctionné de la façon la plus sévère. Voilà pourquoi le Comité a commencé sa démarche de sensibilisation par le sommet de la hiérarchie judiciaire afin de linciter davantage à appliquer durement la loi. Le ministère de la Justice organisera ainsi des réunions de sensibilisation au profit des juges. Une nouvelle lecture des articles 432, 433 et 334 du Code Pénal leur sera, en effet, proposée. Selon la gravité de laccident, la sanction peut aller jusquà une longue contrainte par corps. Larticle 432 note que «quiconque, par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou inobservation des règlements, commet involontairement un homicide ou en est involontairement la cause, est puni de lemprisonnement de 3 mois à 5 ans et dune amende de 250 à 1.000 DH». Finie, la présomption dinnocence ! Dorénavant, les jugements jurisprudentiels ne devraient plus tempérer la portée de cet article. Au contraire, ils pourront la porter au double en cas de récidive ou lorsque des circonstances aggravantes, tel que létat divresse, existent. La présomption dinnocence, résultat de linattention du fautif, nest plus permise. Les juges sont ainsi amenés à considérer lélément intentionnel du «crime» du moment quun conducteur dépasse la vitesse légale. Cette nouvelle interprétation des articles 432, et suivants, du Code Pénal nest pourtant pas exempte de reproches dun point de vue juridique. Ainsi, dans presque toutes les législations du monde (et la nôtre en fait partie), la responsabilité repose sur la notion de faute prouvée (article 77 du Dahir des Obligations et Contrats), de faute intentionnelle et de responsabilité «civile» consécutive à une faute (article 78 du même Code). Le cas de la «délinquance routière» appelle donc une législation appropriée. Autrement dit, un texte spécial qui nentre pas dans ce genre de considérations où le conflit des lois civiles et pénales profite aux délinquants. Dailleurs, la confusion persiste dautant plus que la dernière réunion du CISR a incité les forces de la Sûreté nationale et celles de la Gendarmerie royale à faire preuve de plus dintransigeance. La question, souvent invoquée, de la corruption se trouverait par conséquent, elle aussi, au cur du problème Les morts augmenteraient de 32 % si Déjà handicapés par labsence de mesures relatives à la suspension du permis de conduire, les services de la police souffrent dune dégradation des conditions dexercice de leur fonction. Le comportement de «laisser-aller» dont ils sont souvent taxés doit donc être nuancé. Si la logique de linconscience des conducteurs est valable, elle est parfaitement admise aussi pour certains agents de la sécurité. Doù le fait dévoquer, de plus en plus, la notion d«éducation» comme résultante de ce fléau. Se pencher uniquement sur ce problème de «culture du Marocain» risque de faire perdre de vue les problèmes essentiels. Une étude de la BEI (Banque Européenne dInvestissement) note que «le nombre des tués sur la route marocaine augmenterait de 32% dici 2012, pour atteindre près de 5.000 morts». Cela risque fort bien darriver, en effet, si aucune mesure sérieuse nest prise. Le durcissement de la loi ne devrait pas occulter le fait que le parc roulant de 1,8 million de véhicules, pour 30 millions dhabitants, représente un véritable danger compte tenu de létat actuel des infrastructures routières. Toujours daprès la BEI, le risque davoir un accident au Maroc est 6 fois plus élevé quen France et 9 fois plus quen Grande-Bretagne. La seule agglomération du Grand Casablanca affiche plus de 20% des accidents de la circulation et plus de 10% du nombre des tués à léchelle nationale. Entre état desprit et état des routes La vétusté de la majeure partie du parc automobile est un fait saillant. La confusion sur le sujet saccentue encore davantage lorsquon évoque les autres facteurs qui ensanglantent les routes du pays. Ainsi, la question des premiers secours nest que rarement posée. Le ministère de la Santé se contente souvent dénumérer les victimes sans trop sémouvoir de «la vitesse» de ses interventions et leur caractère décisif parfois. Le ministère de lEquipement et du Transport ne peut pas être lunique responsable de «léducation» ou de la qualité des secours apportés au citoyen accidenté. Pas plus que le ministère de la Justice nest acculé à outrepasser la légalité sous couvert de durcissement de la législation en vigueur. Cette législation, que tout le monde espère voir mettre fin à lanarchie meurtrière sur nos routes, nest malheureusement pas apte à lever, seule, ce défi dantesque. Beaucoup de conducteurs se verront probablement pénalisés parce quils ont pris le risque de conduire. Les campagnes de sensibilisation, ou même cette «campagne» de durcissement de la loi qui vient dêtre lancée, arriveront-elles à stopper lhémorragie et à faire ramener le taux des accidents à des seuils acceptables ? Seuls létat desprit du conducteur et celui des routes fourniront la réponse dans un proche avenir.