A la base, faire de l'agriculture un moteur de croissance au Maroc est un choix hasardeux, compte tenu des problèmes structurels du secteur. Avec l'avènement du Plan Maroc Vert, les pertes annuelles moyennes d'emplois dans l'agriculture ont fortement augmenté, passant à 23.900, soit une augmentation de 76%. La loi sur l'agrégation n'a pas réussi à instaurer le si nécessaire climat de confiance entre les différents partenaires. Les investissements dédiés aux piliers I et II, neuf fois plus importants pour le premier que le deuxième, montraient un déséquilibre en faveur des grands exploitants au détriment des petits fellahs. La «fiscalité de l'agriculture» ne concerne même pas une exploitation sur 1.000, en témoigne la chute des recettes fiscales du secteur. Pour Najib Akesbi, économiste et enseignant à l'Institut agronomique et vétérinaire Hassan II, il est du droit de tout citoyen qui paie ses impôts de demander des comptes, et de comprendre comment tout l'argent public dédié au PMV a été utilisé, et qui en a réellement bénéficié. Finances News Hebdo : L'une des idées-phares du Plan Maroc Vert est de faire de l'agriculture un moteur de croissance. Sachant que le secteur a capté d'importants investissements, peut-on dire pour autant que cet objectif a été atteint, notamment en matière de contribution au PIB, de création d'emplois et d'amélioration du PIB agricole ? Najib Akesbi : A l'origine déjà, l'idée de faire de l'agriculture (et non de l'industrie à haute technologie, ou des services à haute valeur ajoutée...) le «moteur de croissance» au Maroc, et alors que nous sommes au XXIème siècle, cette idée donc était en 2008 pour le moins hasardeuse. A fortiori quand on sait de quelle agriculture il s'agit, avec les multiples problèmes structurels et les nombreuses contre-performances qu'on lui connaissait depuis longtemps. Aujourd'hui, les faits sont là et parlent d'eux-mêmes, notamment à l'occasion d'une année de sécheresse comme celle que nous connaissons en 2016. Ce que les faits nous révèlent, c'est que, avant comme après le Plan Maroc Vert (PMV), ce n'est pas l'agriculture mais «la pluie et le beau temps» qui font ou défont la croissance dans notre pays, ou plus exactement ce sont les conditions climatiques qui déterminent les campagnes agricoles qui, à leur tour, impactent le PIB agricole, et partant le PIB de l'économie du pays dans son ensemble. Si cette stratégie avait réussi, surtout avec les investissements engagés dans l'agriculture, celle-ci aurait dû continuer à progresser et tirer le PIB global vers le haut, et non le plomber par une chute de la production céréalière de plus de 70% ! Quant à l'impact sur l'emploi, et alors que le PMV promettait la création de pas moins de 1,5 million d'emplois, les statistiques du HCP nous disent que le secteur agricole n'a pas seulement omis de créer des emplois, mais en a plutôt détruit, et à un rythme rarement, pour ne pas dire jamais connu dans le passé. C'est ainsi que selon les dernières statistiques du HCP, et par la voix de son propre patron (Ahmed Lahlimi, Akhbar Alyaoum, 15 janvier 2016), le secteur agricole a globalement perdu au cours des 15 dernières années près de 200.000 emplois, avec une moyenne annuelle entre 1999 et 2014 de 13.600 postes. Mais ce qui est très significatif, et encore plus inquiétant, c'est que depuis 2008, et donc au cours de la mise en oeuvre du PMV, les pertes annuelles moyennes d'emplois dans l'agriculture ont fortement augmenté, passant à 23.900, soit une augmentation de 76%. Autrement dit, on investit «massivement» non guère pour créer, mais pour détruire tout aussi «massivement» des emplois ! Voilà une des faces les plus sombres du bilan du PMV et dont, évidemment, le ministère de l'Agriculture ne parle jamais dans ses campagnes de «com» récurrentes... F.N.H. : Le Plan d'urgence lancé par le Maroc à la suite de la faible pluviométrie peut-il être analysé comme un aveu d'échec du Plan Maroc Vert à mettre sur pied une agriculture moderne, résiliente et à l'abri des aléas climatiques ? N. A. : Il faut bien comprendre qu'une année de sécheresse, comme celle de cette année, est en fait un moment de vérité. Car il est vrai que depuis son lancement en 2008, le PMV a bénéficié d'une certaine «baraka», celle du ciel précisément qui s'est fait clément (les spécialistes parlent d'un cycle humide...), mais en réalité, cela contribuait à masquer le sous-développement persistant du secteur agricole. La preuve que tout cela est resté aléatoire et ne doit rien à une quelconque politique de l'Etat, c'est qu'il a suffi d'un retournement de situation climatique, le temps de quelques mois, pour que la réalité réapparaisse dans toute sa cruauté : chute drastique de la production, menace sur le bétail, hausse des prix, manque d'eau, chômage et désolation en milieu rural... En quoi le PMV a-t-il pu significativement modifier ce scénario que malheureusement nous ne connaissons que trop depuis trop longtemps ? Ne sommes-nous pas en droit, dans ces conditions, de nous demander : où est la «valeur ajoutée» du PMV ? A quoi ont servi les dizaines de milliards de dirhams mobilisés et investis dans le secteur agricole si celui-ci reste aussi aléatoire, aussi précaire, aussi peu résilient ? F.N.H. : Le Plan repose sur le principe de l'agrégation à travers la création d'un partenariat gagnant-gagnant entre l'amont productif et l'aval commercial et/ou industriel. Dans quelle mesure y est-il parvenu ? N. A. : L'agrégation est un modèle d'organisation intéressant qui n'a pas attendu le PMV pour se développer dans certaines branches de l'agriculture au Maroc depuis les années 60 du siècle précédent, avec même un certain succès (voire un succès certain), comme en attestent les fameuses «success stories» sur lesquelles les auteurs du PMV se sont appuyés pour «vendre» aux décideurs marocains leurs recettes (groupes exportateurs de fruits et légumes, coopérative laitière dans le Souss, association professionnelle dans l'élevage ovin et caprin...). Mais justement ! Aujourd'hui encore, ce sont toujours les mêmes dont on continue de nous faire étalage, reconnaissant par là-même que, là encore, l'apport du PMV est quasiment nul. Depuis 8 ans que, à coups de subventions faramineuses, n'a-t-on donc guère réussi à faire éclore de nouvelles success stories capables de montrer que la nouvelle «sauce» a fini par prendre, et si possible dans de nouvelles filières, en particulier au niveau de la plus importante de toute, celle des céréales? Or, à ce jour, et à une ou deux exceptions près (et encore...), on n'a réussi à mettre sur pied aucun projet d'agrégation digne de ce nom dans la filière céréalière, alors que je vous rappelle qu'il est question là de la filière de loin la plus importante de l'économie agricole et agro-industrielle du pays... Comment expliquer un tel ratage, si ce n'est par une incroyable méconnaissance des réalités de l'économie et la société rurales de notre pays ? Si ce n'est encore par une loi sur l'agrégation qui, après avoir beaucoup tardé à voir le jour, a fini par être promulguée dans l'indifférence, faute d'apporter les réponses adéquates à même de clarifier et sécuriser les rapports entre agrégateurs et agrégés, notamment au niveau de l'épineuse question des prix de cession et au-delà de la garantie d'un revenu décent aux agriculteurs «agrégés»... Ce faisant, ladite loi n'a guère réussi à instaurer le si nécessaire climat de confiance entre les différents partenaires, lequel est en fin de compte le véritable facteur explicatif de la réussite des expériences antérieures. F.N.H. : Pour beaucoup d'observateurs, le PMV a plus profité aux grandes exploitations agricoles, notamment exportatrices, qu'au secteur dans son ensemble, encore moins à l'agriculture solidaire. Partagez-vous ce point de vue ? N. A. : C'est une vérité qui apparaissait déjà clairement lors du lancement du PMV et qui a été mise en évidence en son temps. Un calcul simple permettait dès le début de constater que, par bénéficiaire et au regard des fonds qu'on promettait de mobiliser respectivement en faveur des piliers I et II, le premier allait distribuer à ses heureux «clients» neuf fois plus que le second ! C'est dire l'énorme déséquilibre entretenu par le PMV au profit d'une petite minorité de gros agriculteurs et éleveurs, en fait toujours les mêmes depuis bien longtemps, malheureusement avec les résultats que l'on sait ! Si le PMV a sans doute apporté des ressources financières considérables, force est de constater que les premiers à en bénéficier ne sont guère les petits agriculteurs du pilier II, auxquels on distribue quelques miettes juste pour faite passer la «pilule» des grosses subventions dont on gave quelques gros opérateurs, transformés ensuite dans les médias en défenseurs zélés -et ô combien intéressés- du PMV... F.N.H. : A l'ère du PMV, quel regard portez-vous sur l'évolution de la fiscalité du secteur ? N. A. : Fiscalité du secteur ?! De quoi parle-t-on ? On l'avait déjà expliqué en son temps (notamment sur vos colonnes). Aujourd'hui, il existe plusieurs études et travaux académiques qui montrent clairement que ce que l'on appelle «fiscalité de l'agriculture» ne concerne même pas une exploitation sur 1.000 ! Chacun comprend maintenant pourquoi on s'était arrangé pour mettre en place un système pour le moins curieux qui revenait en fait à décréter pour l'éternité la non-fiscalisation de toutes les exploitations dont le chiffre d'affaires ne dépasse guère 5 millions de dirhams, ce qui est le cas de près de 99.9% des exploitations du pays ! Peut-on dans ces conditions décemment parler de fiscalisation du secteur agricole ? Du reste, les premiers résultats qui filtrent de l'Administration fiscale par la voix de son propre Directeur général (Omar Faraj, TelQuel, 12 février 2016), indiquent que la recette collectée au titre de la première année atteint à peine 70 millions de DH, soit cinq fois moins que les prévisions, soit encore moins de 1 pour 1.000 des recettes fiscales du pays : 0,35 pour mille !... Ou encore guère plus que la recette que le vieil impôt agricole rapportait à la fin des années 70, juste avant sa suppression il y a un tiers de siècle... Je crois que tout cela est assez probant pour n'avoir guère besoin de plus de commentaires. F.N.H. : Lancé depuis 2008, aujourd'hui, quelle est à vos yeux la réelle valeur ajoutée du PMV et les points d'amélioration que les autorités doivent prendre en considération ? N. A. : Dès son lancement, une analyse objective du contenu du PMV montrait clairement qu'il n'était au fond pas destiné à répondre aux vrais problèmes de l'agriculture marocaine, mais tendait principalement à donner un nouveau souffle au vieux modèle agro-exportateur promu depuis la «politique des barrages» et ses avatars successifs, avec malheureusement, là encore, les résultats que l'on sait ! On l'a dit et on ne le répétera jamais assez : le PMV est un plan «hors sol», au sens propre (concocté à l'étranger) et figuré (déconnecté d'une grande partie des réalités agricoles et rurales marocaines). C'est un plan qui se veut productiviste (avec le corollaire destructeur des ressources naturelles), sans pour autant au moins garantir au pays un minimum de sécurité alimentaire pour ses besoins les plus vitaux et aussi les plus stratégiques. On nous dit que certaines productions destinées aux marchés extérieurs (agrumes, olives et huile d'olive) augmentent... alors que leurs exportations baissent ! Et au moment même où les importations des denrées alimentaires de base ne cessent de croître ! Où est la cohérence ? Qu'en est-il de l'efficacité, et plus encore de l'efficience des projets engagés à grands frais ? Au cours des premières années du PMV, je m'étais interdit de me livrer à une évaluation hâtive de ses premiers résultats, considérant qu'il fallait laisser du temps aux politiques et aux projets pour produire normalement leurs résultats. Mais à présent, nous sommes à plus que mi-parcours, en fait à quatre ans de la fin du plan. Il est donc du devoir de chacun de se livrer à un travail d'évaluation sérieux et documenté de ses résultats et de son impact. Evaluation en termes d'efficacité (a-t-on atteint les objectifs annoncés ?), mais aussi en termes d'efficience, c'est-à-dire au regard des moyens mis en oeuvre. Car ceux-ci sont en effet considérables. Comme il s'agit pour une grande part de ressources publiques, c'est le droit de tout citoyen qui paie ses impôts de demander des comptes, et de comprendre comment tout cet argent a été utilisé, et qui en a réellement bénéficié. Pour cela, il faudrait déjà que le ministère de l'Agriculture apprenne à devenir un peu plus transparent, en commençant par mettre à la disposition des chercheurs et même des simples citoyens l'information statistique nécessaire, exhaustive et crédible.