Le HCP dispose de moyens considérables pour effectuer ses prévisions de croissance économique, ce qui explique le grand crédit accordé à ses calculs. Les chiffres du ministère des Finances sont par définition plus politiques que ceux du HCP et de Bank Al-Maghrib, dont l'indépendance vis-à-vis du gouvernement est inscrite dans la loi. Larabi Jaïdi, économiste et professeur universitaire, passe à la loupe les fragilités structurelles de notre économie ainsi que les freins à la croissance qui risquent de s'amplifier en 2016. Finances News Hebdo : Au moment où d'autres institutions (HCP, BAM) tablent sur des taux de croissance du PIB oscillant autour de 2,6%, du côté du ministère de l'Economie et des Finances, on campe sur une augmentation du PIB de l'ordre de 3% en 2016. Quel est votre point de vue sur ces écarts de prévision et jusqu'à quel degré pouvons-nous faire confiance aux pronostics du gouvernement ? Larabi Jaïdi : Il existe de nombreuses méthodes, plus ou moins rigoureuses, pour tenter de prédire la croissance, d'où les écarts fréquents entre les prévisions des différents organismes qui s'essayent à l'exercice. Au Maroc, la prévision de référence est celle du HCP. Celle-ci se base sur le système de comptabilité nationale, les enquêtes de conjoncture réalisées auprès des chefs d'entreprise des grands secteurs de l'économie, de toutes tailles. Avec les données collectées, ils arrivent à des indicateurs de synthèse de l'état de l'économie et recoupent ces indicateurs avec les politiques économiques menées ou annoncées par le gouvernement comme le budget, la fiscalité ou les évolutions règlementaires, puis testent les résultats avec les outils comptables et les modèles appropriés pour s'assurer qu'ils correspondent bien aux grandes règles du calcul du PIB. Le HCP dispose de moyens considérables pour effectuer ses prévisions, ce qui explique le grand crédit donné à ses calculs. Bank Al-Maghrib produit également des prévisions. Ses calculs prennent en compte ses propres enquêtes de conjoncture, là où le HCP prend en compte une palette d'indicateurs et de facteurs plus larges. BAM utilise ensuite son propre outil de prévision pour aboutir à des prédications de croissance. Le mécanisme se veut le plus efficient possible pour éviter toute tentation d'aiguillage politique de la prévision. Les chiffres du ministère des Finances sont par définition plus politiques que ceux du HCP et de Bank Al-Maghrib, dont l'indépendance vis-à-vis du gouvernement est inscrite dans la loi. De sa prévision dépend notamment le niveau attendu des recettes fiscales et, donc, le solde budgétaire et celui des comptes publics. Le budget 2016 est basé sur une prévision supérieure, comme c'est très souvent le cas, à la plupart des autres prévisions. Si le gouvernement avait tablé sur une croissance plus faible, il aurait dû mettre plus de rigueur dans son Budget, ou alors réduire son ambition de baisse des déficits publics. La nouvelle Loi organique des Finances insiste sur le respect du principe de sincérité des comptes publics et des hypothèses de prévision économique. Même si ce principe est appliqué, il n'en demeure pas moins que les enjeux et controverses de la modélisation macroéconomique, les apports et les limites des différentes méthodes de prévision, la pertinence des hypothèses retenues quant au comportement de certaines variables-clés (année agricole, cours du pétrole et des matières premières, taux de change...) donneront toujours lieu à des différences dans les prévisions. F.N.H. : Dans le même sillage, les révisions à la baisse du taux de croissance sont essentiellement corroborées par une campagne agricole qui risque d'être moyenne. Toutefois, sur le plan international, nous pouvons citer la baisse continue du prix du pétrole et la reprise affichée chez nos principaux partenaires qui pourraient avoir un effet positif sur l'activité économique. Globalement, quel sera l'impact sur le taux de croissance en 2016 ? L. J. : Economistes et responsables politiques s'accordent sur l'idée que la mauvaise conjoncture agricole va affecter à la fois l'offre et la demande, la croissance va se ralentir. Certes, le retard des pluies va peser sur la production agricole et, par conséquent, sur les revenus et la consommation des ménages ruraux et devrait amputer la croissance du PIB de quelques points. L'économie nationale reste encore vulnérable aux chocs climatiques. Et puis, quand on boucle une année presque exceptionnelle, il est quasiment impossible, dans l'état des structures actuelles de l'économie, d'enregistrer une performance supérieure à l'année d'après. La croissance du PIB non agricole est encore très moyenne; elle est handicapée par une faible diversification et une lente transformation du système productif. Certes, d'autres facteurs soutiennent une accélération de la croissance. D'abord, la dépréciation de l'Euro est favorable aux exportateurs, tout comme la légère reprise chez nos partenaires. Ensuite, la chute du pétrole, désormais en dessous de 40 dollars le baril, tire le pouvoir d'achat des ménages et en retour leur consommation. Et la chute du prix du brut améliore aussi les marges des entreprises. D'autant que les taux d'intérêt sont toujours bas grâce à la politique accommodante de Bank Al-Maghrib. Mais, du côté des entreprises, le moral des patrons n'est pas au top. Dans certains secteurs, comme le tourisme ou l'hôtellerie, il subit l'effet du terrorisme. Dans d'autres, le comportement des investisseurs est contracté par la perspective de l'année électorale ou d'autres facteurs handicapant le climat des affaires. Un autre frein à la croissance risque de se manifester : l'investissement des ménages en logement devrait reculer cette année et coûtera des points à la croissance du bâtiment. Le taux de marge des entreprises devrait être au plus bas et la capacité d'autofinancement devrait se réduire, ce qui devrait ralentir la relance des investissements. F.N.H. : Sur un autre registre, nous remarquons que les performances réalisées en matière de croissance économique ne permettent pas d'absorber le chômage et le sous-emploi des jeunes. Quelles sont les contraintes qui handicapent la dynamique de croissance de l'emploi ? L. J. : La situation de l'emploi risque de pâtir de cette croissance molle. Sur le marché du travail, la situation s'est même fortement dégradée ces dernières années, avec une création nette d'emplois très insuffisante. Cette dégradation s'est accompagnée d'une baisse du taux d'activité, reflétant vraisemblablement le retrait du marché d'une partie de la population découragée. De même, après quelques années de repli, l'emploi dans l'industrie ne montre toujours pas de signe de reprise, enregistrant une faible création d'emplois. Le secteur des services va être confirmé comme premier pourvoyeur d'emplois et nous savons qu'une bonne partie de ces emplois sont fournis par l'informel et se caractérisent par une forte précarité, une absence de protection sociale et de faibles revenus. Les activités agricoles connaîtront une perte appréciable en postes de travail, que ce soit parmi les aides familiales ou le salariat agricole. Le monde rural, faiblement équipé, aura des difficultés à générer des emplois de compensation, le risque des flux migratoires vers les centres urbains, les villes moyennes n'en sera que plus important. Compte tenu de l'arrivée sur le marché de 150 à 160.000 nouveaux demandeurs d'emploi, le taux de chômage marquera probablement une hausse. Déjà, le niveau en milieu urbain atteint 14% et culmine à 36% parmi les jeunes citadins de 15 à 24 ans. Le niveau élevé du chômage des jeunes diplômés interpelle sur la qualité de la formation dispensée et sur son adéquation aux besoins du marché du travail. La situation préoccupante de l'emploi soulève aussi la question de l'adéquation de la réglementation en matière d'emploi. Dans ce sens, il faudrait faire aboutir le projet de loi organique sur les conditions d'exercice du droit de grève et il est essentiel que les mesures de la nouvelle stratégie nationale de l'emploi puissent apporter des réponses appropriées à ce problème structurel. F.N.H. : A l'horizon 2020, le gouvernement se fixe comme objectif de ramener le niveau de l'endettement public à 60% du PIB. Quelles sont les réformes urgentes à parachever pour qu'un tel objectif soit réalisable ? L. J. : L'évolution de l'endettement du pays commence à être un signal d'alerte. Le profil de la dette - sa structure, sa maturité, son coût- n'est pas inquiétant mais la vigilance s'impose pour préserver l'autonomie de décision. Pour faire face à cette contrainte, il n'y a pas d'autre choix que d'améliorer l'épargne publique et de reconquérir notre capacité de financement des investissements. D'où la nécessité d'agir sur les deux volets des dépenses publiques et des recettes ordinaires. L'objectif de consolidation de la soutenabilité de la dette à moyen terme doit être préservé. La préservation sur une base durable de cet objectif passe par une rationalisation de la dépense publique, en particulier la mise en place d'un dispositif de gestion des ressources humaines dans la fonction publique qui assure une évolution de la masse salariale, cohérente avec la contrainte budgétaire globale. Cela suppose également une réforme en profondeur du système de compensation. Celle-ci ne se réduit pas à la mise en place d'un système d'indexation des prix énergétiques; elle appelle un traitement adéquat de la politique des prix des produits subventionnés, une réforme des filières de ces produits et, surtout, de la fiscalité pétrolière. Si le système de compensation préserve le pouvoir d'achat, c'est au prix d'un mécanisme inéquitable et d'un coût budgétaire élevé. De surcroît, l'exposition aux chocs des fluctuations des cours des matières premières, des prix internationaux des produits énergétiques et des variations du taux de change n'est pas encore totalement écartée. Le dispositif de la compensation représente toujours une menace pour la soutenabilité de l'équilibre budgétaire. Par ailleurs, l'Etat doit renforcer sa capacité à mobiliser ses ressources ordinaires, notamment fiscales. Les pistes de réforme du système fiscal ont été assez bien identifiées, mais elles ne semblent pas s'inscrire dans l'ordre des priorités des autorités publiques. Certaines recommandations des Assises de 2013 ont été mises en oeuvre, notamment la taxation progressive des exploitations agricoles, la création du statut de l'auto-entrepreneur et l'harmonisation des taux de la TVA. Mais, de nombreuses autres propositions n'ont pas été concrétisées. Elles passent notamment par l'élargissement de l'assiette fiscale aux secteurs jusqu'ici peu fiscalisés pour renforcer les ressources de l'Etat et assurer plus d'équité fiscale. L'un des enjeux reste l'intégration des activités informelles au sein du secteur organisé. L'augmentation de la pression fiscale sans élargissement de l'assiette pourrait avoir, au-delà d'un certain seuil, des conséquences négatives sur l'activité économique. Il est donc essentiel de prendre en compte la dimension économique de la fiscalité et d'inscrire cette réforme dans une vision cohérente et globale à long terme. Cela requiert également une remise en question des coûteux régimes dérogatoires qui engendrent un manque à gagner pour l'Etat, sans pour autant que leurs rendements soient clairement prouvés. La reconsidération de ces régimes dérogatoires devrait s'inscrire dans un cadre plus global de réforme de la politique des subventions. F.N.H. : A l'instar d'autres pays, le Maroc a déployé d'importants efforts pour consolider ses finances publiques. Qu'est-ce qui empêche encore les pouvoirs publics d'atteindre cette efficacité qui ne peut se traduire que par une réduction du déficit budgétaire ? L. J. : La consolidation de la soutenabilité budgétaire est un acquis important qui doit être préservé dans le moyen terme, notamment pour créer l'espace afin de consolider les actions visant la résorption des déficits sociaux. Le déficit n'est pas un mal en soi, à condition de ne pas dépasser un seuil soutenable et d'affecter les ressources à des dépenses productives ou indirectement productives renforçant les infrastructures du pays. Toujours est-il que la soutenabilité des finances publiques requiert un assainissement budgétaire, à travers la réduction des charges non productives, la régulation des revalorisations salariales en les liant à l'effort de productivité ou de rendement, et la canalisation des ressources disponibles vers l'investissement productif et le développement humain. Dans ce sens, l'accélération des processus de mise en oeuvre de la Loi Organique des Finances devrait contribuer à cette rationalisation par l'amélioration de l'efficacité des dépenses et le renforcement de la transparence de l'action publique. Aujourd'hui, tout laisse deviner que le choc climatique va déstabiliser le trend de la croissance et les équilibres péniblement construits sur la durée. La résilience s'estompe et les fragilités structurelles ressurgissent. Des sources d'inquiétude se manifestent : la croissance se ralentit, la marge de manoeuvre budgétaire se réduit. Si les comptes extérieurs s'améliorent par l'effet de la demande extérieure ou des prix internationaux, les incertitudes sur l'évolution de l'environnement international appellent à un renforcement de la capacité de l'économie nationale à s'adapter aux mutations de cet environnement afin d'en saisir les opportunités. Il importe, à cet égard de traiter, dans un cadre global, les fragilités structurelles de notre économie. En particulier, il est impératif de traiter le déséquilibre du compte courant de la balance des paiements, en réduisant la concentration des exportations sur des produits à faible valeur ajoutée ainsi que sur des marchés en croissance molle. De plus, les déficiences structurelles de l'économie marocaine, en partie cachées par l'euphorie de la performance globale, étalent la faible compétitivité de l'économie, l'étroitesse du marché intérieur, les dysfonctionnements majeurs de certains secteurs de l'économie, les retards dans l'effectivité des réformes. Des déficiences qui nourrissent les tensions sur le marché du travail, les injustices des inégalités sociales. Il importe également de renforcer la bonne gouvernance des politiques publiques, le climat des affaires et la cohésion sociale, tout en préservant la stabilité macroéconomique.