Les mandats des grandes entreprises sont concentrés entre les mains d'une poignée de cabinets. La longue durée du mandat d'un Commissaire aux comptes suscite des interrogations. La norme du système de contrôle qualité interne des cabinets réalisant des missions d'audit (ISQI), entrée en vigueur en 2011, devait remédier à cette situation, mais son application fait toujours défaut. Les attestations des résultats publiés sont souvent très maigres en observations. Les sociétés faisant appel public à l'épargne ont rendu publics leurs résultats au titre du premier semestre de l'année en cours, tel que stipulé par la circulaire relative à la publication et à la diffusion d'informations financières par les personnes morales. Chaque année, en passant en revue les publications des sociétés cotées dans les différents supports de presse dont le nôtre, le même constat se dégage : leurs résultats sont toujours certifiés par un nombre très limité de commissaires aux comptes (CAC). Appelés communément «les big four», ces commissaires aux comptes constituent une forme d'oligopole, laissant à l'écart les cabinets à taille humaine. Il y a quelques années, les CAC avaient lancé le débat en réclamant leur part de marché de l'audit. Et voilà la polémique sur l'incompatibilité du commissariat aux comptes repartie de plus belle. Le législateur estime qu'un expert-comptable agissant en qualité de commissaire aux comptes ne peut recevoir de la société ou de ses filiales une rémunération quelconque susceptible de porter atteinte à son indépendance. Le but étant d'interdire une étroitesse des liens entre la société et le commissaire aux comptes. Sans vouloir verser dans la polémique sur les incompatibilités, qui a fait couler beaucoup d'encre, force est de constater que, justement, en certifiant le compte d'une société pendant des années durant, des liens «immoraux» peuvent naître de facto entre les deux parties. Ces liens, à la longue, risquent de nuire à la sincérité de l'opinion formulée sur les comptes, objet de la certification, la quintessence même de la mission d'un CAC. Cela impacte, par ailleurs, la répartition équitable des missions d'audit, étant donné que sur plus de 400 commissaires aux comptes, seulement quatre s'accaparent la plus grosse partie du gâteau. Les autres se battent pour se frayer une place au soleil. On comprend justement pourquoi les cabinets de petite dimension, ou à taille humaine, comme préfèrent les appeler les experts-comptables, se livrent une guerre des prix dans l'audit des établissements publics. Le président de l'Ordre des experts-comptables en a d'ailleurs fait écho dans une interview réalisée par l'un de nos confrères. Objectivité vs dépendance Les honoraires des CAC perçus par les « big four » sont très onéreux. Ils tirent l'essentiel de leurs revenus d'un nombre limité de clients (maison-mère filiales) et encourent le risque d'affaiblissement de leur indépendance et parfois même de leur objectivité. Ils se retrouvent face à un vrai dilemme : faire certifier les comptes conformément à la réglementation en vigueur ou assurer l'équilibre financier de leur cabinet. Une forte dépendance financière qui sent le roussi. N'est-il pas du rôle de l'Ordre des experts-comptables (OEC) de veiller à une répartition équitable du marché et de limiter la durée des mandats ? N'assure-t-il pas des missions de contrôle pour s'assurer que le commissariat aux comptes s'effectue selon les normes ordinales ? Assurément, nous confie un responsable au sein de l'Ordre qui souhaite garder l'anonymat. L'OEC est justement conscient de cette concentration qui nuit forcément au marché. «Il existe d'ailleurs la norme ISQI, datant de 2011, qui stipule la rotation en matière d'audit des états financiers d'entités faisant appel public à l'épargne. Elle prévoit également pour tous les audits d'états financiers, une rotation de l'associé responsable de la mission après une période de six ans, et du cabinet après une période de douze ans. A l'instar de ce qui se fait sous d'autres cieux, une mise à niveau est en cours, dont l'objectif est que l'audit d'une société soit effectué par un cabinet national et un autre international (au lieu de deux internationaux). Le but étant de garantir un transfert de savoir-faire et d'expertise entre cabinets», dixit notre responsable. Or, l'application de cette norme professionnelle fait actuellement défaut chez un bon nombre de sociétés cotées. Cela dit, la période de 12 ans reste quand même très longue et la mise en application de la norme n'est pas pour sitôt. «Il est du devoir des régulateurs (DAPS, BAM) et du gendarme du marché, le CDVM, de veiller au respect de la norme professionnelle», martèle notre source. Pour le cas des banques, la situation est plus complexe. Il suffit d'examiner la circulaire n°21/G/2006 relative aux modalités d'approbation des commissaires aux comptes des établissements de crédit, pour se rendre compte que les modalités de leur approbation par la Direction de la supervision bancaire de Bank Al-Maghrib sont très contraignantes (voir encadré). Par dérogation aux dispositions de l'article 163 de la loi n°17-95 relative aux sociétés anonymes, le renouvellement du mandat des commissaires aux comptes ayant effectué leur mission auprès d'un même établissement durant deux mandats consécutifs de trois ans, ne peut intervenir qu'à l'expiration d'un délai de trois ans, après le terme du dernier mandat, et sous réserve de l'approbation de BAM. Ce qui n'est pas souvent le cas : une banque est certifiée par le même CAC pendant une décennie, voire plus. Pour les compagnies d'assurances, il n'y a aucune limitation de la durée du mandat d'un commissaire aux comptes. «Le projet de la loi bancaire, en ce qui concerne le contrôle du Takaful, prévoit des modalités d'approbation des commissaires aux comptes au même titre que les banques, mais pas la durée du mandat», nous explique une source de la DAPS. Notre interlocuteur est bien conscient des risques de la non-limitation de la période du contrôle. Audit : ce marché très mal réparti En dehors même de la périodicité, l'audit ne figure pas parmi les prestations qui n'échappent pas à la liberté des prix et de la concurrence. Interrogé sur la question, un responsable au sein du Conseil de la concurrence nous confie que la situation d'oligopole n'est pas condamnable en soi. Cela dépend surtout des «données objectives» du marché. C'est-à-dire de la capacité (ressources humaines et techniques) des autres cabinets à fournir la même expertise et la même prestation en temps réel et, surtout, à quel prix. Ce qui augure que les cabinets à taille réduite le resteront à défaut d'affaires. Un vrai cercle vicieux ! «Mais encore faut-il qu'il n'y ait pas de connivence entre la société et l'auditeur», met en garde notre responsable. Il rappelle le cas d'Enron dont la certification était favorable jusqu'au jour où l'affaire avait éclaté. Depuis, le monde entier a pris connaissance de ce que les Américains appellent l'expectation gap, recul de la confiance accordée aux auditeurs, dû à de multiples causes. Ils sont même mis en accusation par les faiseurs d'opinion que sont les hommes politiques ou les journalistes. «Le commissariat aux comptes est un secteur très sensible. Si les grands actionnaires sont de connivence avec l'auditeur des comptes, ce sont les petits porteurs qui paieront le prix fort. Pis encore, c'est un effet boule de neige : des recettes fiscales s'évaporeront, des cours de bourse chuteront, des emplois disparaîtront... Un scénario catastrophe qui exhorte le ministère des Finances et le CDVM à réfléchir sérieusement à un mécanisme à même de garantir la probité de la certification», martèle notre expert sur la concurrence. Il rappelle que généralement le Conseil de la concurrence braque le regard sur les situations d'oligopole parce que moins il y a d'entreprises, plus le risque d'entente est élevé. Autre écueil et pas des moindres, les attestations des commissaires aux comptes sont souvent maigres en observations. Le cas de la Samir est édifiant à cet égard. La comparaison des attestations relatives aux résultats du premier semestre de l'année en cours avec l'exercice 2014 montre qu'il n'a jamais été mentionné quoique ce soit sur les dettes accumulées par la raffinerie. Le commissaire aux comptes ne doit-il pas alerter quand il le faut ? La loi a consacré l'appellation de commissaire aux comptes au lieu de commissaire tout court, ou de commissaire de sociétés, pour justement souligner l'importance du contrôle des comptes. Ils jouissent à cet égard d'un droit d'investigation, pendant toute l'année, auprès de la société-mère, des filiales et des tiers qui ont accompli des opérations pour son compte. Or, ce sont des dettes importantes qui datent de très longtemps. Le cas de la Samir n'est pas exclusif. Et le gendarme du marché reste pour l'instant fermé à tout commentaire. L'Ordre des experts-comptables s'apprête à organiser un congrès sous le thème «compétitivité & croissance», et nous sommes tentés de dire que l'OEC est appelé à zoomer sur la compétitivité de ses membres. Commissaires aux comptes : Les situations d'incompatibilité La loi sur les SA permet de distinguer respectivement des incompatibilités conduisant à l'interdiction de l'exercice de la fonction de commissaires aux comptes dans une société déterminée, et l'interdiction de l'exercice de cette fonction à certaines personnes. Ainsi, ne peuvent être désignés comme commissaires aux comptes, aux apports ou à la transformation, dans une SA : les fondateurs, apporteurs en nature, bénéficiaires d'avantages particuliers, ainsi que les administrateurs, les membres du Conseil de surveillance ou du Directoire de la société ou de l'une de ses filiales; leurs conjoints, parents jusqu'au deuxième degré, exclusivement, ou leurs alliés; ceux qui reçoivent des personnes visées au premier point, de la société ou de ses filiales, une rémunération quelconque en raison de fonctions susceptibles de porter atteinte à leur indépendance, ce qui exclut tout emploi salarié; les sociétés d'experts-comptables dont l'un des associés se trouve dans l'une des situations prévues aux points précédents. Etablissements de crédit : Les modalités d'approbation Les établissements de crédit sont tenus d'adresser à Bank Al-Maghrib les demandes d'approbation relatives aux commissaires aux comptes qu'ils envisagent de désigner pour assurer la mission de commissariat aux comptes telle que prévue par les prescriptions de la loi n°34-03. Les demandes d'approbation des CAC exerçant à titre individuel doivent être accompagnées de dossiers comprenant les documents suivants : un document attestant de l'inscription du commissaire aux comptes sur le tableau des experts-comptables; le curriculum vitae, dûment daté et signé, du commissaire aux comptes et de chacun de ses collaborateurs susceptibles de prendre part aux travaux du CAC de l'établissement; une déclaration sur l'honneur datée et signée par chacune des personnes visées, par laquelle le signataire atteste qu'il respecte les dispositions de l'article 74 de la loi n°34-03 relatives aux incompatibilités et à l'indépendance; une note faisant ressortir l'expérience professionnelle du CAC, les moyens techniques et humains dont il dispose, éventuellement, l'appui dont il pourrait bénéficier de la part d'autres partenaires qualifiés, nationaux ou étrangers, ainsi que les références des missions de commissariat aux comptes ou de conseil réalisées, notamment auprès des établissements de crédits ou de leurs filiales.