Depuis le dernier discours du Trône qui a posé avec acuité la question de la croissance marocaine de ces quinze dernières années, économistes et société civile multiplient les débats et les analyses sur le sujet. Driss Effina, économiste, membre du Centre marocain de conjoncture (CMC) et professeur à l'Institut des sciences appliquées (INSEA), développe une approche novatrice, basée sur les chiffres, pour appréhender la croissance marocaine pour que celle-ci ne reste plus une «énigme». Entretien. Finances News Hebdo : Vous développez une approche nouvelle, celle d'un modèle de croissance économique basée sur les chiffres et non sur l'idéologie. Pouvez-vous nous en dire plus ? Driss Effina : Effectivement, en analysant les stratégies sectorielles et certains plans de réforme de ces 15 dernières années, on constate que la plupart de ces plans ne partent pas d'un vrai diagnostic chiffré de la situation. Par conséquent, nous avons aujourd'hui les faibles résultats que l'on connaît. Par exemple, le plan Emergence, bien qu'il ait été soutenu par l'expertise d'un grand cabinet de conseil, n'a pas permis d'identifier les vraies niches sur lesquelles le Maroc peut développer son secteur industriel. Ce plan a été modifié trois fois, et aujourd'hui nous avons une autre version du plan émergence mais qui, elle aussi, ne se base pas sur un vrai diagnostic de la situation. Par conséquent, on risque encore de retarder le décollage du secteur industriel. C'est le même constat pour Plan Maroc Vert. Ce plan, malgré les potentialités du secteur agricole marocain, ne part pas d'un diagnostic approfondi de la réalité de notre agriculture. D'ailleurs, ce secteur est mal doté en information. Et toute stratégie qui n'est pas fondée sur l'exhaustivité des chiffres est vouée à l'échec. Nous pouvons généraliser ce constat sur plusieurs plans de réformes qui ne partent pas de vrais diagnostics chiffrés de la situation. F.N.H. : Vous estimez donc qu'il y a un manque au niveau de la matière première que sont les données chiffrées ? Faut-il produire plus de chiffres à votre avis ? D. E. : C'est très important. Les pays avancés et émergents, en général, sont très bien dotés en chiffres. Ces données sont actualisées et couvrent l'ensemble des secteurs d'activité, ce qui permet de prendre les décisions adéquates et rationnelles, d'allouer correctement les investissements et donc d'avoir de bons résultats. En réalité, la question du modèle économique n'est pas aussi facile à appréhender dans son ensemble. Pour comprendre ce modèle, on essaye de le réduire à quelques secteurs. Le modèle économique marocain englobe l'ensemble des politiques sectorielles et des réformes institutionnelles. F.N.H. : Le PIB marocain est-il sous-estimé ? D. E. : Nous avons beaucoup travaillé sur cette question du PIB marocain. La comptabilité nationale nous montre comment il est formé avec sa répartition sectorielle. Mais j'ai toujours soutenu l'idée que notre PIB reste sous-évalué par rapport aux richesses créées que nous constatons. Ce PIB calculé selon la méthode de la comptabilité nationale se base sur un certain nombre de ratios et d'hypothèses qui nous viennent de plusieurs enquêtes et surtout de l'enquête de structure. C'est une enquête qui se fait sur une période de 8 à 10 ans qui permet de calculer un certain nombre de ratios qui entrent dans le calcul du PIB. La dernière enquête de structure a été réalisée en 2007 (par le HCP ndlr). Elle s'est basée sur les bilans de 2005 et 2006. Donc, notre PIB reflète une ancienne image de la structure économique. Il y a aussi des secteurs prépondérants qui ne sont pas repris dans le PIB, surtout dans les services et l'agriculture. Le secteur agricole n'est pas doté d'un système d'information. La dernière enquête réalisée (recensement des exploitations agricoles) dans le secteur agricole marocain remonte à 1995 ! Quant aux services, nous savons tous qu'il y a une part importante de l'informel, ce qui fait que nous avons une image biaisée de ce secteur. Lorsque l'on calcule un certain nombre de ratios, notamment celui qui rapporte la FBCF (formation brut de capital fixe) au PIB, et qu'on le compare à d'autres pays, on constate que ce ratio est très élevé au Maroc. Par exemple, en Allemagne, ce ratio est de 18%, il est de 21% au Mexique, 15% aux Etats-Unis, au Japon 20%, en Afrique du Sud 18%. Au Maroc, il tourne autour de 30%. Si on ramène ce ratio pour le Maroc vers une moyenne de 20%, il faut augmenter notre PIB de près de 40%. D'ailleurs, il y a un appel des Nations Unis et de la Banque africaine de développement (BAD) aux pays d'Afrique pour revoir leur PIB à la hausse. Deux pays (Nigéria et Kenya ndlr) l'ont déjà fait, avec un recalcul du PIB qui aboutit à une réévaluation de près de 40%. Cela va permettre de solvabiliser le Maroc et aussi de soigner l'image de notre économie. F.N.H. : Selon vous, il faut réorienter les politiques sectorielles vers celles qui créent le plus de richesses. Pouvez-vous nous en dire davantage ? D. E. : Sur la période 2000-2013, le taux de croissance moyen du PIB a été de 4,5%. C'est une progression relativement satisfaisante, mais qui aurait pu être plus importante si on avait alloué correctement les ressources relativement faibles dont nous disposons sur des secteurs qui peuvent donner lieu à une valeur ajoutée plus importante. Il s'agit de savoir quels sont les secteurs économiques qui ont le plus participé à la création de richesse. En partant des chiffres, on constate que le secteur des services a été le plus dynamique au cours des 15 dernières années. Il a contribué au cours de cette période à la création de 55% de la valeur ajoutée au niveau de l'économie marocaine. Ce secteur est suivi par celui de l'industrie qui a participé à hauteur de 23% à la création de richesses. Puis, viennent l'agriculture avec 16% et enfin le BTP avec 7%. Mais le secteur le plus dynamique en termes de TAAM (taux d'accroissement annuel moyen), c'est le secteur des services avec un taux de croissance de 8,2% au cours des 15 dernières. Le deuxième secteur le plus dynamique, mais qui malheureusement a montré des signes d'essoufflement ces 4 dernières années, est celui du BTP qui sur la période enregistre un TAAM de 7,4%. Le troisième secteur est l'agriculture qui, malgré sa dépendance aux aléas climatiques, reste relativement dynamique avec un TAAM sur les 15 dernières années de 5,8%. L'industrie, pour laquelle il y a eu des plans ambitieux de relance, a été le secteur le moins dynamique avec un TAAM n'excédant pas 4,5% sur la même période. Intéressons-nous à présent aux investissements qui restent à mes yeux le facteur le plus déterminant pour la croissance. Le total des investissements que le Maroc a enregistré au cours des 15 dernières années, est passé d'une moyenne annuelle de 102 milliards de dirhams en 2000 à 260 milliards de dirhams en 2013, soit un TAAM de 7% bien supérieur à la croissance du PIB, sachant que sur les 5 dernières années l'investissement a considérablement ralenti (moyenne de 3,1%). Cela explique en grande partie le ralentissement de la croissance constaté ces 3 dernières années. La structure des investissements sur les 15 dernières années montre qu'ils sont plus concentrés dans les BTP qui s'accaparent 51,4% des investissements. L'industrie arrive en deuxième position avec 40,4%, puis les services avec 6,2% et enfin l'agriculture avec 2,1%. On s'aperçoit alors que les secteurs qui ont bénéficié de peu d'investissements au cours de la période 2000-2013 sont ceux qui ont créé le plus de richesses. Et à l'inverse ceux qui ont bénéficié de plus d'investissements sont ceux qui ont produit le moins de valeur ajoutée ! En partant de cette simple analyse des chiffres, rationnelle, on peut redresser notre modèle économique pour l'orienter vers là où il y a le plus de création de richesses. Elle donne des orientations aux décideurs pour créer l'emploi et la richesse. Il suffit d'analyser les secteurs qui consomment le plus de capitaux, ceux qui créent le plus de richesses et ceux qui créent le plus d'emplois. On a injecté beaucoup d'argent dans les BTP pour peu de création de richesses finalement. Même en termes d'emploi, le BTP n'a créé que 9% des emplois sur la période. Pour l'agriculture, au contraire, on remarque qu'il y a un potentiel énorme : peu de capitaux injectés ont créé beaucoup de richesses et beaucoup d'emplois. Le même constat pour les services (tourisme, commerce, etc...) qui est un secteur sous-capitalisé. F.N.H. : Quels sont les facteurs déterminants de la croissance au Maroc ? Ont-ils était convenablement utilisés ? D. E. : Il y a les facteurs connus par le monde économique, le capital et le travail. Mais il faut aller plus en profondeur vers des aspects plus opérationnels. Il y a d'abord le facteur démographique. Le Maroc a un stock d'emplois et de jeunes actifs assez important. Malheureusement, il n'a pas bénéficié de cette population active. Aujourd'hui, le cycle démographique est en train de changer de façon structurelle sans que notre pays ait pu bénéficier du cycle actuel. La conséquence est que demain il sera dans l'obligation d'importer la main-d'oeuvre de l'extérieur. L'autre facteur est l'entreprise. Le Maroc n'a pas su développer son tissu entrepreneurial qui reste relativement faible. Quelques chiffres permettent de cerner cette problématique. Analysons les chiffres relatifs aux 10 premières entreprises marocaines et comparons les aux dix premières entreprises de Corée, de France et des Etats-Unis. Les 10 premières entreprises marocaines totalisent un chiffre d'affaires de 30 milliards de dollars, contre 500 millions de dollars en Corée du Sud, 1.200 milliards de dollars en France, et 2.200 milliards de dollars aux Etats-Unis. En termes d'emploi, les 10 premières entreprises au Maroc totalisent 52.000 emplois, contre 770.000 emplois en Corée du Sud, 1,8 million en France et 3,6 millions aux Etats-Unis. Si l'on rapporte ses chiffres à la population active totale, on voit que les 10 premières entreprises marocaines n'emploient que 0,4% de la population active, alors que dans les autres pays précités ce taux s'établit autour de 3%. De la même manière, si l'on rapporte le chiffre d'affaires des 10 premières entreprises marocaines au PIB, on obtient un taux de 30% contre 55% en Corée du Sud et 44% en France. Cela explique en partie pourquoi notre PIB reste relativement faible. Même si on élargit cette analyse aux 500 ou 1.000 premières entreprises marocaines, on trouvera toujours que leur apport au PIB reste faible, et cela dénote du manque de profondeur de notre économie et son déficit de maturité. Nous avons réellement un problème au niveau de notre tissu entrepreneurial. L'autre facteur déterminant est l'investissement. Il y a un effort considérable à faire au niveau de l'investissement et comme on l'a vu plus haut, il y a un problème au niveau de la rationalité de la décision économique. On prend beaucoup de risque en investissant dans des secteurs qui créent moins de valeur ajoutée et moins d'emploi.