Pour avoir usé du chevalet, inconnu à l'époque, Mohamed Ben Ali R'bati, auteur de scènes d'apparat, est considéré par certains comme le précurseur de l'art contemporain marocain. Il convient de commencer par rectifier l'erreur selon laquelle «la peinture est arrivée au Maroc dans les malles du colonialisme». Ainsi que le rappelle Toni Maraini, dans le n°33, 2ème semestre 1999, de la Revue Noire, les maîtres artisans possédaient, bien avant le protectorat, un outillage technique incluant couleurs, pigments, teintes, vernis, mélanges, solvants, huiles, spatules, différents genres et tailles de pinceaux, et de craie pour tracer les dessins sans lesquels ils n'auraient pas pu décorer avec art et savoir bois, plâtres, céramique et - surtout - enluminer les manuscrits, calligraphier les textes et peindre les miniatures. En outre, prospéraient déjà les imagiers populaires qui puisaient leur inspiration des sources vives de la Bible et du Coran et la vie des saints : Adam et Eve, le sacrifice d'Abraham, Joseph et Zoleikha, L'arche de Noé, Sidna Ali Ibn Abi Talib, Sidi Rahal Al Boudali, Sidi Ahmed Tijani… Sans parler des miniaturistes, dont certaines œuvres, telles que Bayad et Rayada, furent exécutées au XIIIème siècle. Bref, la peinture, du moins sous sa forme savante, était présente avant l'irruption européenne. Mohamed Ben Ali R'bati (1861-1939), un artiste d'un autre âge, peignait Tanger, sous toutes ses facettes, avec la fièvre des inquiets profonds qui s'empressent de figer l'âme de l'objet et de leur culte avant qu'elle ne se volatilise. Primo, qu'est-ce qui a poussé R'bati, qui est, ainsi que le qualificatif le suggère, natif de Rabat, à s'établir à Tanger, au prix d'un véritable périple (nous sommes en 1886) ? Mystère. Ce qui est sûr, c'est que son exode ne favorisa pas sa fortune. Il tâta de tous les métiers incertains, vivota plus que de raison, fréquenta profitablement les maîtres artisans. D'où son attrait affirmé pour les motifs décoratifs. Souvent oisif, il meublait sa vacance dans l'exercice de la peinture. Seulement, il n'en faisait pas commerce, se contentant d'en faire don au premier quidam qu'il rencontrait. Destin obscur que le hasard allait éclairer. Entre autres talents impécunieux dont il était pourvu, R'bati avait celui de cuisinier. C'est à ce titre qu'il fut engagé par Sir John Lavery. Portraitiste de son état, ce dernier s'éprit de la singulière facture des tableaux de son employé. Sous les ailes tutélaires de son pygmalion, R'bati prit son envol. La haute société lui tendait les bras, les notables prisaient sa compagnie, la prestigieuse galerie londonienne Goupil accueillit ses œuvres. Une embellie fugace dans une existence brumeuse. Au faîte de sa gloire, R'bati, pour d'obscures raisons, se transplante à Marseille, pour y travailler dans une usine de sucre. Trouvant saumâtre une telle joyeuseté, il retourne vite fait au Maroc, où une exposition lui est concoctée au palais de la Mamounia à Rabat. Va-t-il enfin s'amarrer à son fastueux destin ? Que nenni ! Notre indécrottable errant trouve le moyen de s'enrôler comme pompier dans les Tabors espagnols, en 1925. Et comme il n'a pas le feu sacré, il s'y ennuie piteusement. Par chance, il déniche un emploi de gardien dans une banque, où il passe le plus clair de ses nuits à peindre. A la fin de sa vie, le khalifa du roi lui offre une salle d'exposition permanente. Son confort est assuré. Enfin. Demeure l'œuvre exhumée. Elle se présente sous forme de portrait de la cité tangéroise, brossé dans l'esprit des enluminures persanes et arabes. Une œuvre de la meilleure eau, qui forme aussi un précieux documentaire sur les us et coutumes d'une époque révolue mais obstinément présente. Alors, pour humer l'air d'antan et prendre un bain de lumière vibrante, faites un détour par le Musée Mohammed VI d'art moderne et contemporain.
* «Le charmeur de serpents», de Mohamed Ben Ali R'bati. («Les peintres marocains dans les collections nationales, de Ben Ali R'bati à nos jours». Jusqu'au 15 décembre au Musée Mohamed VI d'art moderne et contemporain, à Rabat.)