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Entretien : «Il faudrait aboutir assez rapidement à la suppression du système actuel des subventions à travers les prix»
Publié dans Finances news le 22 - 11 - 2012

Le système de compensation, produit de plusieurs facteurs, est arbitraire et injuste.
Les secteurs concernés sont dominés par des monopoles ou des oligopoles qui profitent à volonté de la manne publique au gré de leurs intérêts.
Au-delà d'un «ajustement des prix», il faudrait aboutir assez rapidement à la suppression du système en procédant d'abord à l'opérationnalisation du système d'aides directes aux personnes concernées.
Najib Akesbi, économiste et professeur à l'Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II, livre des solutions de réforme clé en main.
- Finances News Hebdo : Dans quelle mesure la multiplicité des systèmes de subvention peut-elle rendre difficile une réelle réforme de la compensation au Maroc ?
- Najib Akesbi : Les systèmes de subvention existants aujourd'hui sont le produit d'une longue histoire marquée par la conjonction de plusieurs facteurs, notamment la pression des lobbies concernés, les contraintes financières de l'Etat, les «recommandations» des organismes financiers internationaux (BM, FMI...), les engagements pris en matière de libéralisation des échanges... Au gré des contraintes et des pressions, il a fallu adopter tel ou tel dispositif, souvent pour constater quelques mois ou années plus tard ses défaillances et ses dérives.
Ceci étant, il n'est question ici que de modalités. Cela ne signifie pas que les modalités ne sont pas importantes, mais le fond du problème réside quand même dans le système lui-même qui, rappelons-le, est un système qui prétend aider les pauvres, non pas directement, mais indirectement à travers les prix de certains produits de base que ces pauvres sont censés consommer prioritairement. Ce système est par nature «aveugle», et donc arbitraire et injuste, comme l'est d'ailleurs la TVA, mais dans l'autre sens (la TVA est d'ailleurs un peu le «négatif» de la Subvention...) : les deux ne tiennent nullement compte de la personne qui paie l'impôt ou touche la subvention, puisqu'elles sont attachées au produit et contenues dans son prix. Que vous soyez riche ou pauvre vous payez le même taux de TVA contenu dans le prix d'un produit, et pour la subvention c'est pareil, que vous soyez riche ou pauvre, vous bénéficiez de la même subvention ! C'est cela le «biais» qui fait qu'on est par essence dans des systèmes tout autant injustes qu'inefficaces. En ce qui concerne la Caisse de compensation, le système qu'elle gère est inefficace parce que, de surcroît, les secteurs concernés sont dominés par des monopoles ou des oligopoles qui usent et abusent de la manne publique au gré de leurs intérêts et transforment le tout en économie de rente... Ainsi, pour le sucre par exemple, comment gérer correctement le système entre une Cosumar qui détient le monopole du secteur et des industriels transformateurs qui détournent la subvention pour en faire bénéficier des produits tels les confiseries, les chocolats, les glaces ou encore les boissons gazeuses ?! A propos de « gaz » précisément, la subvention au gaz butane à son tour est détournée par certains industriels ou certains gros agriculteurs pour leurs produits destinés à l'exportation ! Toutes ces dérives interdisent au système d'être efficace, et donc d'atteindre les objectifs qui en sont attendus, en plus du fait que, comme je l'ai déjà souligné, par nature il est inéquitable.
- F. N. H. : Si l'on devait démarrer avec une réforme progressive, comme la mesure adoptée il y a deux ans qui obligeait ceux qui exportent du sucre vers le marché extérieur à rembourser la subvention à l'Etat ...
- N. A. : Avec de telles mesures, on a juste essayé de limiter une des dérives les plus grossières puisqu'on s'était aperçu que le sucre subventionné était exporté vers certains pays du Sud. Mais ce n'est là que l'arbre qui cache la forêt, en l'occurrence le problème des industries locales qui utilisent le sucre subventionné dans des produits pour lesquels il n'avait jamais été prévu une quelconque subvention. Du reste, en 1999-2000, Ahmed Lahlimi, qui était à l'époque ministre aux Affaires générales, avait tenté de stopper ce détournement de la subvention au sucre, en exigeant des industriels concernés son remboursement (2 DH par Kg). Cela a marché quelques années, puis il a fallu à nouveau revenir à la case départ, et courber l'échine sous la pression des lobbies ! Les industriels ont recommencé à profiter si indûment de la subvention, et les abus ont repris de plus belle...
- F. N. H. : On évoque des solutions alternatives, d'aides directes et de prix ajustés...
- N. A. : On est toujours tenté de rassurer l'opinion publique en affirmant qu'on va réformer progressivement et lentement, mais à mon avis, d'une manière ou d'une autre, et au-delà du jeu autour de «l'ajustement des prix», il faudrait aboutir assez rapidement à la suppression du système actuel des subventions à travers les prix, faute de quoi on n'aura pas été à la racine du mal pour l'extirper, et peut-être qu'on n'aura fait que reculer pour mieux sauter... Pire, le risque est de cumuler les inconvénients des deux systèmes sans leurs avantages. Car, à en juger par certaines déclarations gouvernementales, on ne devrait pas toucher aux prix, mais on accorderait quand même des aides directes !
Or, il faudra bien, à un moment ou à un autre, basculer du système actuel de l'aide intégrée dans les prix vers un autre système déplaçant l'aide des prix vers les personnes concernées directement. En fait, personnellement, plutôt que d'une «aide» (qui peut avoir une connotation négative), je préfère parler d'un revenu minimal que l'Etat, comme dans tout pays soucieux de la dignité de ses citoyens, doit assurer à celles et à ceux qui en ont besoin. Il faudrait donc progresser vers un système garantissant aux citoyens qui en ont besoin un revenu minimal, une sorte de revenu de dignité... Il faut comprendre que la réforme du système de compensation ne relève pas de chimères, car aujourd'hui, il y a des solutions pratiques et réalistes à tout problème pouvant se poser.
- F. N. H. : Alors, par quoi faut-il commencer ?
- N. A. : Le séquencement est très important dans toute cette démarche. Ce à quoi il faudrait faire attention, c'est procéder à la distribution des revenus avant et non après la hausse des prix, de manière à ce que les gens disposent au préalable des moyens de faire face à des prix plus élevés. Il faut identifier la population qui devra bénéficier du système de revenu direct garanti, travail qui est déjà bien avancé notamment dans le cadre du RAMED, puisqu'on en est à distribuer des cartes personnalisées... Certes, le travail restera toujours perfectible, mais ce qui existe aujourd'hui constitue déjà une base acceptable pour engager le processus de réforme. Il resterait donc à mettre en place les mécanismes de versement de ce revenu. Et là aussi, pas besoin de compliquer les choses en conditionnant ce versement par l'ouverture d'un compte bancaire ! Pourquoi donc ?! Il suffirait de recourir au même système que celui qui existe aujourd'hui pour les transferts de revenus : il suffirait d'établir des listes dans lesquelles un code particulier correspondrait à chaque nom de bénéficiaire, code qui serait communiqué à ce dernier par simple SMS (qui ne dispose pas aujourd'hui d'un téléphone portable à même de recevoir des SMS ?). Avec son code, ledit bénéficiaire se présenterait devant n'importe quel «guichet» attitré (cela peut être un guichet de poste, de banque, de transfert de fonds, voire une «agence mobile» dans les souks, en milieu rural...) et pourrait encaisser son montant, et soit dit en passant, sans avoir eu forcément le moindre contact avec une quelconque «autorité locale» potentiellement coupable de monnayer un tel service...
- F. N. H. : Cette libération des prix ne risque-t-elle pas de porter un coup à la classe moyenne ? Surtout aux bas salaires ?
- N. A. : Une telle réforme nécessite, certes, que la partie de la population qui n'a pas les moyens de faire face à la hausse des prix qui en découlerait soit, d'une manière ou d'une autre, compensée pour éviter une dégradation de son pouvoir d'achat. Cela, c'est un principe auquel il faut rester très attentif. Par contre, il faut également avoir le courage de dire à ceux qui ont les moyens de payer les produits concernés à leur prix du marché, qu'ils n'ont aucune raison de continuer à profiter indûment de ces subventions publiques...
- F. N. H. : Dans ce cas, quelle catégorie de population faudra-t-il rémunérer, quelle est celle qu'il faudra compenser et à combien s'élèvera cette rémunération ?
- N. A. : La facture de la compensation est depuis quelques années devenue tellement élevée que, paradoxalement, cela facilite aujourd'hui la mise en place d'un système de rémunération, disons suffisamment généreux pour satisfaire une large proportion de la population.
Aujourd'hui, le Maroc dépense autour de 50 milliards de DH dans un système totalement défaillant. Or, j'affirme qu'on peut mettre en place un système alternatif autrement plus efficace et plus juste avec moins de la moitié de ce montant !
Faisons les comptes ! Aujourd'hui, selon les propres statistiques du gouvernement, il n'y aurait au Maroc que 2,8 millions de pauvres. On peut presque doubler cet effectif pour identifier 5 millions de personnes, et sur la base d'un ménage moyen comprenant près de 5 personnes, on aboutit à un million de ménages «pauvres». A ce million de ménages, il faudrait distribuer un «revenu minimal» de 1.000 DH par mois, soit 12.000 DH par ménage et par an, ce qui représenterait pour l'Etat un total de 12 milliards de DH.
Passons maintenant à la «classe moyenne». On retiendrait à ce niveau 2 millions de ménages, soit 10 millions de personnes, auxquelles l'Etat verserait une «compensation» de 500 DH par mois, et 6.000 DH par an, soit un budget annuel pour l'Etat de 12 milliards encore. Au total, 15 millions de Marocains (près de la moitié de la population) recevraient un «revenu minimal» ou une «compensation», pour une enveloppe budgétaire globale de 24 milliards de DH seulement, soit moins de la moitié de ce qui est aujourd'hui dépensé dans les conditions que l'on sait...
Avec un système certainement plus efficace et plus équitable, l'Etat pourrait économiser près de 25 milliards de dirhams, qu'il pourrait au demeurant réorienter vers des dépenses de développement, d'aide à la petite entreprise ou d'amélioration de la cohésion sociale. Généralement, les réformes sont plutôt coûteuses. En voilà une qui devrait rapporter beaucoup ! Par les temps qui courent, ce n'est pas le moindre des arguments en faveur d'une telle réforme...
Pages réalisées par S. E. & I. B.


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