Au moment où la sphère financière se trompe dans son jugement, la banque ne fabrique dans son jeu de casino que des pertes considérables. Dès que la banque sort du financement à court terme qu'est sa mission normale, il faut que le régulateur lui impose d'être trop prudente. Pour les pays émergents, dont le Maroc, 2011 ou 2012 seront des années normales avec des taux de croissance de l'ordre de 5 à 6%. Jean Peyrelevade, Directeur exécutif de la banque d'affaires Léonardo, ancien DG de grands établissements publics en France, fait le point. - Finances News Hebdo : Un système financier peut accélérer la croissance économique comme il peut bien la contrecarrer. Et justement le système financier était à l'origine de la crise financière qui a éclaté en 2008. D'après-vous, quels sont les garde-fous à mettre en place pour que le système financier remplisse la mission qui lui est dévolue au service de la croissance économique ? - Jean Peyrelevade : Je pense qu'il faut ramener le système financier à sa fonction de base qu'est le financement de l'économie réelle. Il faut avoir un système financier à deux grandes composantes : d'un côté, la banque qui accorde des crédits à court terme pour l'essentiel à l'économie et qui, en contrepartie, émet de la monnaie, instrument essentiel de l'échange. Et de l'autre côté, ce que l'on appelle les investisseurs institutionnels ou les gérants de l'épargne. Cette épargne est investie dans l'économie réelle. Il s'agit là de la fonction de base des banques et des investisseurs institutionnels. Nous assistons à une tentation permanente de la finance qui est de fabriquer de «l'argent sur de l'argent» pour son compte propre et à faire des paris. C'est plus facile de gagner de l'argent lorsque l'on fait des paris. Ces derniers s'effectuent sur la base de l'évolution des matières premières, celle des Bourses, des taux d'intérêt… C'est ce que l'on appelle le trading pour compte propre. La banque prend ainsi une position sur un actif parce qu'elle pense qu'il va monter ou baisser. Lorsque cette pratique se généralise, elle a deux conséquences : d'une part, elle accroît la volatilité des actifs en question (comme on le voit aujourd'hui sur les matières premières) et, d'autre part, lorsque la sphère financière se trompe dans son jugement, la banque fabrique dans son jeu de casino des pertes considérables qui mettent donc en danger son existence, voire sa fonction de base à savoir la création de monnaie. - F. N. H. : C'est dans ce sillage que s'inscrit votre proposition de créer une armature financière entre la banque et le risque entrepreneurial. Pour le cas de l'économie marocaine qui souffre de l'insuffisance de l'épargne institutionnelle, comment faut-il désormais procéder ? - J. P. : Cette armature est, certes, toujours l'œuvre du long terme. Mais il faut dire que le Maroc dispose de beaucoup d'éléments de cette armature. Le Maroc a des compagnies d'assurance assez puissantes, une Bourse… donc des éléments assez importants. Mais il doit développer davantage les instruments de gestion collective de l'épargne (fonds mutuels, FCP, SICAV…). Il faut essayer de convaincre la population le plus possible de fabriquer elle-même de l'épargne longue. Parce que c'est de son intérêt et de celui de son pays. Tout cela prend bien entendu du temps pour se développer complètement. Dans l'intervalle, on peut être appelé à demander au secteur bancaire classique de prendre des risques de financement un peu long en substitution de l'épargne qui n'est pas encore constituée. Mais à ce moment-là, il faut le faire avec beaucoup de précaution. Il faut le faire en demandant soit aux banques, soit aux emprunteurs des banques, qu'il y ait des matelas de fonds propres suffisants pour absorber éventuellement les risques. La banque, dès lors qu'elle sort du financement à court terme qu'est sa mission normale, il faut que le régulateur lui impose d'être trop prudente. - F. N. H. : En parlant de régulation, s'il y a une question qui se pose aujourd'hui, c'est où placer le curseur de l'interventionnisme étatique sans pour autant contrecarrer les règles du marché ? - J. P. : Je pense que la régulation est faite non pas pour empêcher les gens de travailler mais pour contraindre chaque acteur à rester dans son métier. Vous avez, par exemple, une règle très stricte qui va s'appliquer aux banques et aux compagnies d'assurance, mais tant que la banque fait son métier, elle doit être relativement libre dans ses mouvements, et tant que l'investisseur institutionnel finance l'épargne, il l'est également. Ce qu'il faut éviter, c'est le pari spéculatif qui écarte complètement la finance de sa vocation. - F. N. H. : Aujourd'hui, le G20 est pointé du doigt. D'aucuns considèrent cette institution comme étant une structure virtuelle et qu'il vaut mieux parler d'un G2 (USA-Chine). Partagez-vous cette opinion ? - J. P. : Le fait que les chefs d'Etat se rencontrent, c'est toujours bon. Mais là où je partage l'analyse de certains intervenants, c'est que le grand déséquilibre de l'économie mondiale est double. Il provient d'un côté, de l'excès d'endettement des Etats-Unis et, de l'autre, de ce désir irrationnel d'accumulation de réserves par les Chinois qui font qu'ils empêchent leur monnaie de se réévaluer. Ils achètent à tour de bras et de ce fait maintiennent artificiellement la valeur tout en finançant, artificiellement également, le déficit des Etats-Unis. Nous avons donc un double effet pervers pour l'économie mondiale. A mon avis, la clé c'est que les Chinois acceptent un jour que leur monnaie ait un statut normal, c'est-à-dire une valeur qui dépend des flux commerciaux. - F. N. H. : Comment peut-on qualifier 2011 ? Est-ce une année de sortie de crise, ou doit-on s'attendre aux retombées des plans d'austérité adoptés ? - J. P. : Je pense que pour les pays émergents, dont le Maroc, 2011 ou 2012 seront des années normales avec des taux de croissance de l'ordre de 5 à 6%. Les pays émergents se porteront donc bien avec des taux de croissance satisfaisants. Dans le meilleur des cas, les pays développés resteront avec des taux de croissance faibles parce qu'ils auront à résorber leur déficit public. Au-delà de ça, il y a un double risque qui pèse sur la totalité du monde. Il y a le risque du G2, c'est-à-dire si l'équilibre américano-chinois se casse d'une manière ou d'une autre. Et puis, le second risque qui n'est pas aussi énorme, c'est celui de défaut de la dette souveraine européenne. Si cela se produit encore au-delà de l'Europe, il risque d'y avoir des conséquences très négatives. - F. N. H. : Eu égard à ce qui se passe actuellement en Tunisie ou en Egypte, est-ce qu'il ne faut pas craindre aujourd'hui des répercussions négatives en matière d'investissements ou de tourisme pour les pays arabes, y compris le Maroc ? - J. P. : Vous avez raison, c'est triste à dire. Mais d'une manière générale les gens n'aiment pas l'incertitude. Donc, lorsqu'il y a un changement général et même si nous considérons ce changement comme étant positif dans son essence, le fait qu'il y ait de l'incertitude, les gens prêtent moins volontiers et se déplacent moins volontiers pour des raisons de prudence. Mais en général, Dieu merci, cela ne dure pas très longtemps. Cela dure le temps qu'il faut. Dossier réalisé par S. Es-Siari & I. Bouhrara