Beaucoup se dit et s'écrit ici et là depuis la décision unilatérale de l'Algérie de rompre ses relations diplomatiques avec le Maroc. Entre autres, il se dit aussi qu'au terme des 25 ans du contrat (début novembre 1996 à fin octobre 2021), l'Algérie envisagerait d'abandonner, les livraisons à travers le Gazoduc Maghreb Europe (GME, 15 km sous-marins de capacité 13.5 milliards de m3, soit 13.5 Gm3) qui transporte une partie du gaz naturel algérien venant de Hassi R'mel vers Cordoue (en Espagne) à travers le Maroc et le détroit de Gibraltar en approvisionnant sur son chemin les Centrales au Gaz Naturel à Cycle Combiné (CGCC) de Aïn Ben Mathar (au Nord Ouest de la ville qui est au Sud de Oujda) et de Tahaddart (au Nord du village du même nom au Sud de Tanger). Il se dit aussi que l'Algérie envisagerait que le gaz naturel transitant aujourd'hui par le GME transiterait entièrement par le gazoduc Medgaz qui lui, transporte le gaz naturel venant de Hassi R'mel vers Almeria (en Espagne) via Beni Saf au Nord Ouest de l'Algérie (210 km sous-marins, 8 Gm3 prévue pour être étendue à 10 en 2021). En 2019, le Maroc n'ayant extrait que 100.000 m3 de gaz naturel, quelles seraient les conséquences immédiates d'un abandon des livraisons de gaz naturel algérien au Maroc ? Il est bien entendu que les négociations de la reconduite du contrat du GME n'ont pas commencé hier. Il se laisse dire aussi que durant celles-ci, le Maroc était favorable à la reconduite des termes du contrat, même réaménagés, mais que la partie algérienne cherchait sans doute des conditions qui lui soient plus favorables qu'un simple « réaménagement« . Mais, comme d'habitude, les négociateurs des deux parties (ONHYM marocaine et SONATRACH algérienne) n'ont rien laissé filtrer de la teneur des discussions qui avaient commencé bien avant tous les évènements diplomatiques de 2021 entre le Maroc, l'Algérie et l'Espagne à tel point qu'on est en droit de se demander si le blocage de la reconduite du contrat du GME est, comme on nous le présente, l'effet d'une crise... ou bien s'il en est l'une des causes, ajoutées aux autres. Pour mieux appréhender les enjeux numériques de ce qui va suivre, il est bon de savoir que : * Côté algérien, en 2018, la SONATRACH a renouvelé son contrat d'approvisionnement de gaz naturel à l'Espagne pour une durée de 10 ans, avec des quantités annuelles s'élevant à 9 Gm3 représentant environ 10.4% de toute la production algérienne. Donc, si le changement de « point de chute » de Cordoue à Almeria était sans incidence du côté espagnol, la SONATRACH dit presque vrai en annonçant que MEDGAZ, avec sa nouvelle capacité de 10 Gm3 pourrait satisfaire ce contrat, mais, limités à moins que les volumes actuels. Limités, oui, car abstraction faite du changement du « point de chute« , livrer 9 Gm3 annuels avec un débit variable dans une canalisation ayant une capacité maximale de 10 Gm3 par an n'offre qu'une flexibilité de débit horaire très limitée sans même compter que la demande a souvent été dépassée par l'Espagne seule (11.8 Gm3 en 2017) sans même compter le Portugal. Il est vrai que l'Algérie a acquis deux méthaniers en 2020 mais le transport par bateau n'offre ni la même flexibilité ni le même coût que par gazoduc. * Côté marocain, la facture de prélèvement de gaz naturel peut être payée soit en devises soit par déduction sur la redevance de transit. Entre 2014 et 2019, les deux CGCC du pays ont consommé annuellement entre 0.9 et 1.1 milliard de m3 (soit entre 6,7 et 8,1% de la capacité du GME). Il est certain que le Maroc dispose de réserves de capacités de production d'électricité n'utilisant pas le gaz naturel mais que pourrait-il vraiment advenir de la production électrique du Maroc si le robinet de gaz naturel algérien était coupé ? Dans la Figure 1, les données sont tirés de plusieurs sources officielles[1], [2], [3], [4], [5], et quant aux prévisions qui y sont présentées, elles sont basées sur un scénario sans nouvelles centrales thermiques durant les dix prochaines années qui a été précédemment publié[6]. Il est important de noter que, pour des raisons de coût du kWh produit, ce scénario n'envisage aucun retour de la production des turbines à vapeur existantes et alimentées par du fuel (600 MW entre Mohammedia et Kenitra). Pour la période [1980, 2030], les deux graphiques de la Figure 1 montrent tous deux la satisfaction du besoin en électricité nette appelée par les différentes sources de production ou d'import d'électricité au Maroc. Le graphique de droite se distingue de celui de gauche par l'incidence de l'arrêt total de la production d'électricité au gaz naturel (5'900 GWh par an) de 2022 jusqu'à 2030, scénario extrême mais dont il est utile d'envisager le chiffrage. Dans le même temps, les turbines à vapeur de l'ONEE fonctionnant au charbon à Mohammedia et à Jerada sont mises à tourner à plein régime, produisant 4'600 GWh par an (au lieu de 3'500) avec un facteur de charge équivalent à celui des autres centrales au charbon du Maroc. Figure 1 Satisfaction de la demande annuelle en énergie électrique (avec, à gauche ou sans gaz naturel) En ne s'intéressant qu'à la rétrospective (identique) des graphiques de la Figure 1, le pincement de la zone orangée à la fin de la première décade [2010, 2020] montre comment le Maroc a pratiquement cessé d'être importateur net d'électricité, en fait depuis mai 2020 en rythme annuel glissant. Sous réserve de mise en service des centrales6 dans les délais de ce que suppose la décade prospective [2020, 2030] des deux graphiques de la Figure 1 : * Dans le graphique de gauche, le total de la production nette est supérieur à la demande en électricité nette appelée puisque sa courbe passe en dessous des zones colorées et le Maroc serait donc à même d'exporter des excédents variables d'électricité sur le marché européen qui pourraient atteindre 5'600 GWh. * Dans le graphique de droite, il arrive que l'électricité nette appelée soit supérieure au total de la production nette et le Maroc devrait donc, pour satisfaire la demande, faire appel aux imports d'Espagne (inférieurs à 2'550 GWh par an), ce qui est illustré par la réapparition de la zone orangée dans la décade [2020, 2030]. Quant aux deux graphiques de la Figure 2, ils montrent tous deux la satisfaction du besoin en puissance maximale appelée annuellement par les différentes sources de production d'électricité du Maroc. Comme pour la Figure 1, les graphiques de gauche et droite ne se distinguent que par l'incidence de l'arrêt total de la production d'électricité au gaz naturel de 2022 à 2030 (858 MW). Figure 2 Satisfaction de la puissance maximale appelée annuellement (avec, à gauche ou sans gaz naturel) Dans la Figure 2, le passage de la courbe de la puissance maximale appelée (rouge) au dessus des zones grises montre que l'on devra importer chaque fois qu'il ne sera pas possible de se fier aux sources intermittentes (notamment éolien et solaire) et il s'avère indispensable que le Maroc les gère mieux… mais ceci est une autre affaire. La CGCC de Tahaddart est détenue à un peu plus de 80% par des capitaux privés et, comme il en est l'usage dans notre cher pays, les contrats engageant les entreprises publiques sont tenus secrets de sorte que nous ne savons pas ce qui est prévu en cas de rupture d'approvisionnement de cette dernière en gaz naturel... Quant à la CGCC de Aïn Beni Mathar, elle devrait se contenter d'un arrêt pur et simple. Ceci dit, l'arithmétique montre que l'arrêt total de la production d'électricité à base de gaz naturel : * permettrait aux centrales à charbon de l'ONEE de tourner avec des productivités bien plus décentes (facteur de charge de 82%) que celles d'aujourd'hui, * arrêterait l'importation, à travers le GME depuis l'Algérie, de près d'un milliard de m3 de gaz naturel, * forcerait à importer, à travers l'interconnexion avec l'Espagne, des quantités d'électricité variant entre 0 et 2'550 GWh par an, (alors qu'en atteignant 6'012 GWh en 2014 d'imports nets le Maroc a déjà dépassé l'importation de 2'550 GWh pendant 12 ans entre 2007 et 2018). Il va de soi que si la cessation de livraisons de gaz naturel via le GME devait effectivement cesser, cela n'impacterait que partiellement l'indice de dépendance électrique (une partie de notre électricité consommée serait produite à l'étranger) mais n'influencerait que de façon négligeable notre indice de dépendance énergétique (nous remplacerions le gaz naturel importé d'Algérie par du charbon et de l'électricité importés d'ailleurs). Le scénario envisagé de cessation de toute production d'électricité au gaz naturel pendant 10 ans est extrême dans la mesure où il existe des alternatives d'approvisionnement des deux CGCC du Maroc, en utilisant les mêmes tronçons existants du GME, mais celles-ci demandent tout de même du temps pour être mises en œuvre. Bien évidemment, la substitution d'une partie de l'électricité produite à base de gaz naturel par du charbon ne contribue pas à baisser le facteur d'émission de gaz à effet de serre par l'électricité produite au Maroc puisque le facteur d'émission de gaz à effet de serre de l'électricité produite par le gaz naturel est environ 60% plus faible que celui de celle produite par le charbon. Quoiqu'il en soit, il va falloir se relever les manches pour assurer une cadence soutenue de la réalisation des objectifs de capacités de stockage (STEP de Abdelmoumen et de Ifahsa) et de production d'électricité d'origine renouvelable (éolienne et solaire) ce qui, entre autre, suppose de cesser de faire des concessions au lobby des distributeurs d'électricité en rendant techniquement réalisable l'infaisable proposition de Loi sur l'Autoconsommation[7],[8] et en y supprimant tous ses aspects dissuasifs défavorables à l'investisseur. Par Amin BENNOUNA ([email protected]) Références [1] Ministère de l'Energie, des Mines et de l'Environnement du Royaume du Maroc, Portail des statistiques de l'Observatoire Marocain de l'Energie, https://www.observatoirenergie.ma/data/ [2] Direction des Etudes et des Prévisions Financières du Ministère de l'Economie, des Finances et de la Réforme de l'Administration du Royaume du Maroc, Notes de Conjoncture, http://depf.finances.gov.ma/etudes-et-publications/note-de-conjoncture/ [3] Bank Almaghrib, Revue de la Conjoncture Economique, http://www.bkam.ma/Publications-statistiques-et-recherche/Documents-d-analyse-et-de-reference/Revue-de-la-conjoncture-economique [4] Rapports Annuels de l'Office National de l'Electricité et l'Eau Potable, http://www.one.ma/ [5] Annuaires statistiques du Maroc, Haut Commissariat au Plan, les anciennes versions en format papier sont disponibles à la Bibliothèque Nationale et les plus récentes en format électronique sont accessibles sur le site https://www.hcp.ma/downloads/Annuaire-statistique-du-Maroc-version-PDF_t11888.html [6] Amin Bennouna, "Nul besoin de nouvelles centrales thermiques électriques, ni charbon, ni fuel, ni gaz naturel", Webmagazine "EcoActu" 10 Avril 2021, https://www.ecoactu.ma/nul-besoin-de-nouvelles-centrales-thermiques-electriques/ [7] Amin Bennouna, "Autoproduction électrique: deux poids, deux mesures", L'Economiste N°5784 du 17/06/2020, https://www.leconomiste.com/content/pr-amin-bennouna [8] Amin Bennouna, "Stratégie énergétique nationale : Interview avec M. Amin BENNOUNA", Webmagazine "Energie, Mines et Carrières Magazine" 08 Juin 2021, https://energiemines.ma/strategie-energetique-nationale-interview-avec-m-amin-bennouna/