Ce monarque hachémite fut un homme courageux et honnête. Ses efforts pour mettre fin au conflit au Moyen-Orient devraient être une source d'inspiration pour les artisans de la paix aujourd'hui. Le Roi Hussein de Jordanie était-il un grand homme qui, par la force de son incroyable personnalité, de son courage et de sa persévérance sans bornes, a joué un rôle essentiel en accompagnant les Israéliens et les Palestiniens, au moins jusqu'à mi-chemin, sur la voie de l'accord auquel ils arriveront peut-être un jour ? Ou était-il aussi chanceux que courageux (il était connu dans la région, de façon condescendante, sous le surnom «PLK», le petit roi bravache, plucky little king en anglais) ? Était-il un homme qui vacillait de crise en crise, secoué par le vent changeant sans cesse de la politique internationale et régionale, mais surmontant les pires obstacles en retournant de façon fourbe tous les camps les uns contre les autres et se ralliant à tous ceux qui à l'époque semblaient détenir les plus gros atouts (les Russes et les Américains, les Arabes et les Juifs, les baathistes et les monarchistes), tout en cherchant tout simplement à rester sur son trône branlant et, parfois même, insensé ? Avi Shlaim, historien né à Bagdad, qui a grandi en Israël et qui exerce désormais à l'université d'Oxford, soutient de façon persuasive que la première version, la plus noble, est la bonne. Du point de vue de la politique étrangère, en particulier, il a rédigé un pavé qui se révèle être la biographie la plus complète jamais écrite sur le roi, décédé en 1999 à l'âge de 63 ans. Au début de son règne, de l'opinion générale, la Jordanie, création de la Grande-Bretagne, qui avait émergé, à l'instar des autres Etats arabes voisins, des décombres de l'Empire ottoman au lendemain de la Première Guerre mondiale, avait peu de chances de survie. En 1957, John Foster Dulles, le secrétaire d'Etat américain d'alors, déclarait que la Jordanie n'avait «aucune prétention en tant qu'Etat», ajoutant à contrecœur que cela «ne voulait pas dire qu'il fallait l'éliminer dès aujourd'hui». Pendant le règne de Hussein, plusieurs régimes syriens, irakiens, saoudiens et israéliens estimaient que la Jordanie aurait pu et aurait dû être engloutie, fusionnée ou partagée tout au moins. Un rapport des services secrets israéliens datant de 1980 qualifiait le roi d' «homme pris au piège sur un pont dont les deux extrémités sont en flammes et surplombant une rivière infestée de crocodiles». Tenter de résoudre l'énigme d'Israël et de la Palestine fut de loin le plus grand défi de toutes ses années sur le trône. Il avait compris, bien avant les autres dirigeants arabes, que, comme M. Shlaim l'affirme, «Israël était là pour rester». Mais il a fallu plus de temps à Hussein pour accepter qu'un Etat pur palestinien situé à l'ouest de la Jordanie, capturé par Israël dans la guerre de 1967, contenterait les Palestiniens, qui étaient (et qui sont) pour la majorité des habitants de la Jordanie. Pendant longtemps, il a considéré l'Organisation de libération de la Palestine, qu'il a violemment réprimée lorsqu'elle a tenté de le renverser en 1970 dans un conflit qui a tourné à la guerre civile, comme une menace plus grande qu'Israël. M. Shlaim expose bien clairement les détails jusqu'ici inédits de l'histoire des transactions secrètes entre le roi et les Israéliens, de 1963 à 1994, qui ont débouché sur la signature par le roi d'un traité de paix avec l'Etat juif. Hussein a assisté à 55 réunions secrètes au moins (toutes répertoriées), avec les dirigeants israéliens, dont pas moins de sept premiers ministres et ministres des Affaires étrangères. Ces rencontres clandestines ont-elles fait progresser le processus de paix, qui ne fait qu'avancer en trébuchant aujourd'hui sans laisser pointer le moindre espoir de concrétisation ? M. Shlaim répond oui, et ajoute que la responsabilité de sa stagnation revient largement aux Israéliens et à leurs alliés américains. L'auteur a bénéficié d'un accès sans égal à des sources primaires, en particulier des sources jordaniennes, dont une entrevue directe avec le roi en personne, avec tout un éventail de ses conseillers et relations, ainsi qu'avec une foule de hauts responsables du renseignement israélien. Le résultat est un amoncellement de révélations qui valent de l'or. Par exemple, il dévoile qu'un débriefing jordanien d'un des gendres de Saddam Hussein, qui avait rejoint la Jordanie dans les années 1990, prouvait que le chef d'Etat irakien aurait pu abandonner l'idée de lancer des missiles équipés de têtes chimiques sur Israël, simplement parce que les Israéliens avaient fait savoir aux Jordaniens, par voie secrète, que les représailles d'Israël seraient foudroyantes (ce qui signifie, nucléaires). M. Shlaim admet que le roi a été naïf et impulsif par occasions, et qu'il pouvait parfois miser trop sur la personnalité et pas assez sur l'idéologie. À cet égard, ses erreurs de jugement les plus fâcheuses ont été de préférer, lors des élections israéliennes de 1996, le leader israélien de droite, Benyamin Netanyahou, qu'il semblait soutenir (peut-être même en faveur duquel il faisait pencher la balance), à Shimon Peres, en qui il n'avait pas confiance ; ou encore la solidité de son amitié à Saddam Hussein, en tout cas pendant les années 1980 et à la veille de la première Guerre du Golfe, lorsque le roi a refusé de rejoindre la coalition contre le leader irakien. Hussein n'était pas un bon gérant économique ; il a laissé la corruption se développer dans les plus hautes sphères du pouvoir. En effet, lui-même utilisait la Trésorerie comme source financière privée et comme moyen de mener la grande vie. La survie du royaume dépendait invariablement de son financement par des puissances extérieures : d'abord le Royaume-Uni, puis les États-Unis, parfois (trop souvent) l'Irak et, occasionnellement, l'Arabie saoudite. Ces subventions, et en particulier celles de la CIA, étaient parfois distribuées au roi directement. Cependant, globalement, au vu de la nécessité d'un élément fort de realpolitik et de ténacité pour survivre, il apparaît sous le microscope de M. Shlaim comme un homme honnête, fondamentalement brave et, dans une région qui se fait remarquer par la violence et la traîtrise qui y règnent, remarquablement clément et gentil. Dans ses relations personnelles, et de façon plus que surprenante, avec les Israéliens, il était particulièrement courtois. Par-dessus tout, avec sa détermination à poursuivre la dynastie des Hachémites, il était entièrement dévoué à la cause de la paix au Moyen-Orient. Même s'il ne l'a pas concrétisée tout à fait, malgré son traité de paix signé avec Israël, il n'en est pas responsable ; sans sa diplomatie infatigable (menée souvent par le biais de ces voies secrètes), la région serait peut-être plongée dans un état de violence pire que celui que nous lui connaissons déjà.