Le Maroc prend une nouvelle dimension dans la transition énergétique avec la sélection de 5 investisseurs nationaux et internationaux pour développer 6 projets d'hydrogène vert dans le sud du Royaume, pour un investissement de 319 milliards de dirhams. Pour mieux comprendre les enjeux et les opportunités liés à cette annonce, Badr Ikken nous livre son analyse sur l'Offre Maroc en matière d'hydrogène vert et sur les perspectives économiques et environnementales que ces projets peuvent offrir au pays. Challenge : L'Offre Maroc pour l'hydrogène vert a retenu plusieurs investisseurs internationaux et nationaux pour des projets stratégiques. Comment percevez-vous l'impact de ces investissements sur l'économie marocaine, notamment dans les régions du Sud du pays ? Badr Ikken : Il est primordial de souligner que la vision royale et le positionnement stratégique du Royaume du Maroc dans le domaine des énergies renouvelables lui ont permis de se hisser parmi les leaders mondiaux. Le Maroc a su capitaliser sur l'expérience acquise avec le Plan Solaire, en mettant en place une feuille de route claire pour l'hydrogène vert et l'Offre Maroc. Cette stratégie prépare un environnement propice au secteur privé, permettant aux investisseurs et développeurs de supporter le poids des investissements sans alourdir les finances publiques. Cela favorise une approche pragmatique et rationnelle, les investisseurs privés ne s'engageant que dans un environnement disposant de garanties solides en termes de viabilité et de rentabilité, en s'assurant au préalable de débouchés à l'international, notamment en Europe. De plus, le Maroc bénéficie d'une expertise institutionnelle et technique acquise lors de la mise en œuvre du Plan Solaire. MASEN par exemple, en partenariat avec les ministères concernés, est en mesure d'évaluer, de prioriser et d'accompagner ces projets d'envergure afin d'assurer leur développement dans les meilleures conditions, tant pour l'économie nationale que pour les régions d'implantation. L'impact de ces investissements sera considérable à moyen et long terme. Contrairement au Plan Solaire qui ambitionnait deux gigawatts, le déploiement de l'hydrogène vert au Maroc ambitionne d'atteindre plusieurs dizaines de gigawatts, constituant ainsi une masse critique favorable à une intégration industrielle renforcée. Toute la chaîne de valeur sera impactée, depuis les énergies renouvelables (solaire photovoltaïque et éolien), en passant par le dessalement d'eau de mer, les unités d'électrolyse, la synthèse de l'ammoniac, des e-fuels ainsi que le stockage et le transport de l'hydrogène et de ses dérivés. Le secteur du BTP bénéficiera également de ces investissements, tout comme l'industrie des composants et systèmes liés à cette filière. Les externalités positives seront aussi multiples : la mutualisation et le développement d'infrastructures portuaires, électriques, gazières, conduisant à une accélération du développement local et régional. Enfin, l'impact économique national sera significatif, avec une croissance du PIB grâce à l'exportation de molécules vertes, la réduction des importations d'énergies fossiles et une attraction encore plus importante d'investissements étrangers. Lire aussi | Badr Ikken: «Le potentiel de production d'hydrogène vert pourrait dépasser les 10 millions de tonnes par an» Challenge : Comment les entreprises locales retenues peuvent-elles bénéficier de cette collaboration avec des investisseurs internationaux dans le cadre de l'Offre Maroc, et quelles opportunités cela pourrait-il offrir en termes de transfert de compétences et de création d'emplois ? B.I. : La coopération entre entreprises nationales et internationales sera hautement bénéfique. Comme précédemment mentionné, la taille des projets et du marché offre des opportunités significatives d'intégration industrielle locale. La complexité et la diversité des maillons de la chaîne de valeur de cette filière émergente ouvrent une large gamme d'opportunités, à l'image des grands projets industriels structurants comme l'aéronautique en Europe, où plusieurs pays se sont alliés pour développer, concevoir et fabriquer des avions. Nous vivons aujourd'hui une dynamique comparable. Plusieurs consortiums ont déjà été formés, réconfortés par l'Offre Maroc et la Charte Nationale d'Investissement. Ceux-ci préparent non seulement des projets de production d'hydrogène et de ses dérivés, mais cherchent aussi à se positionner sur la fabrication de maillons stratégiques comme les électrolyseurs, les cellules et modules photovoltaïques, les unités de dessalement et de synthèse d'ammoniac. Le transfert de savoir et de savoir-faire pourra se faire aujourd'hui de manière encore plus fluide grâce aux institutions marocaines qui jouent un rôle clé dans la formation et la recherche et qui se sont mobilisées depuis près de huit ans pour accompagner cette dynamique. L'Université Mohammed VI Polytechnique, l'IRESEN, le Green Energy Park, la plateforme GreenH2A ainsi que les autres universités et centres de recherche marocains constituent des pôles de compétences essentiels pour soutenir le développement industriel de cette filière stratégique. Le Cluster GreenH2 Maroc intègre et anime aujourd'hui plus de 50 membres issus de l'industrie, de la recherche et de l'enseignement supérieur, favorisant ainsi la synergie entre les différents acteurs du secteur. Tout cet écosystème contribue à la montée en puissance de la filière hydrogène vert et constitue un atout majeur de l'Offre Maroc, renforçant sa compétitivité sur la scène internationale. Il serait pertinent de renforcer les financements de la recherche et de l'innovation, notamment en allouant une partie des revenus des projets liés à l'hydrogène vert au développement de technologies avancées, à la formation de talents spécialisés et à l'amélioration continue des infrastructures de recherche. En matière d'emploi, cette filière offrira des perspectives considérables à forte valeur ajoutée. Au-delà des secteurs conventionnels comme le BTP, elle stimulera la création d'emplois hautement qualifiés dans l'ingénierie, la fabrication de composants et d'équipements spécifiques à l'hydrogène vert, la maintenance industrielle et l'exploitation des infrastructures énergétiques. L'émergence de gigafactories d'électrolyseurs, de cellules photovoltaïques et de solutions de stockage impliquera un besoin croissant en techniciens spécialisés, ingénieurs et chercheurs. Par ailleurs, la digitalisation et l'automatisation des processus ouvriront également des opportunités dans les domaines de la data science, de l'intelligence artificielle appliquée à la gestion énergétique et de la cybersécurité des infrastructures. Encouragés par l'Offre Maroc, plusieurs développeurs réalisent actuellement des études approfondies afin d'identifier et de quantifier le potentiel d'intégration industrielle et de création d'emplois à court, moyen et long terme. Challenge : Avec un investissement global de 319 milliards de dirhams, quel rôle pensez-vous que le Maroc pourrait jouer dans l'approvisionnement mondial en hydrogène vert et comment les acteurs locaux et internationaux peuvent collaborer pour atteindre ces objectifs ambitieux ? B.I. : Une intégration locale réaliste de 37% représenterait plus de 118 milliards de dirhams d'investissements au niveau national. Ce n'est qu'un point de départ, car plusieurs centaines de milliards de dirhams supplémentaires pourraient suivre, générant un impact économique majeur. Les études du centre de recherche Fraunhofer ISI ont démontré que le Maroc pourrait capter entre 2 et 4% de la demande mondiale en hydrogène vert d'ici 2030 si le pays atteint une capacité de 59% en énergies renouvelables et développe 9 GW supplémentaires dédiés à l'hydrogène vert et ses dérivés. L'investissement de 319 milliards de dirhams prévu devrait permettre d'atteindre cet objectif. Ce pourcentage pourrait encore augmenter à partir de 2035, renforçant la position du Maroc en tant qu'acteur incontournable sur le marché mondial de l'hydrogène. La collaboration internationale est essentielle, car les marchés de l'hydrogène vert et de ses dérivés fonctionneront principalement à une échelle régionale, avec des producteurs-exportateurs et des consommateurs-importateurs. Le marché le plus prometteur reste celui du corridor énergétique Nord-Africano-Européen, qui, selon l'IRENA, pourrait atteindre un potentiel de 662 TWh pour l'hydrogène vert, soit près de 20 millions de tonnes, et 446 TWh pour l'ammoniac vert, équivalant à environ 86 millions de tonnes. Il est donc crucial de développer des alliances bilatérales et multilatérales, notamment avec l'Union européenne et ses états membres. La mise en place d'écosystèmes compétitifs d'hydrogène vert pourrait positionner la région Euro-MENA comme le hub mondial principal de production et d'exportation d'hydrogène et de ses dérivés. Avec les conditions favorables existantes et l'importance du marché des phosphates et des écosystèmes industriels marocains, le pays est en mesure de devenir un acteur clé dans la production d'ammoniac vert. Contrairement à d'autres segments du marché de l'hydrogène qui nécessitent encore le développement de nouvelles applications, l'industrie de l'ammoniac est déjà établie et la captation de l'azote nécessaire à sa production est une technologie mature et accessible. Les filiales du méthanol et des carburants synthétiques suivraient à moyen et long terme, bien que leur développement soit plus complexe et coûteux en raison de la captation du CO2. Plusieurs acheteurs potentiels, notamment l'Europe, exigent que le CO2 utilisé soit biogénique, c'est-à-dire d'origine non fossile. Or, le Maroc dispose de ressources limitées en CO2 biogénique, ce qui pourrait ralentir le développement de ces filiales. Sur le long terme, d'ici 2050, le Maroc pourrait capter plus de 6% de la demande mondiale en hydrogène vert, confirmant son rôle de leader dans la transition énergétique mondiale. Lire aussi | Badr Ikken: « Des acteurs nationaux seront en mesure de proposer une gamme variée de voitures électriques d'ici 2035 » Challenge : L'Offre Maroc s'inscrit dans un projet de transition énergétique mondiale. Comment ces investissements dans l'hydrogène vert pourraient-ils influencer la position du Maroc sur la scène internationale en tant que leader dans le domaine des énergies renouvelables ? B.I. : La transition énergétique et la montée en valeur ajoutée sont au cœur de cette transformation. Le Maroc ambitionne de passer d'une économie largement dépendante des importations d'énergies fossiles à un modèle exportateur et producteur de combustibles énergétiques verts. En s'appuyant sur son potentiel exceptionnel en énergies renouvelables, le Royaume pourra non seulement assurer sa propre transition énergétique, mais aussi jouer un rôle stratégique dans la décarbonation des économies de ses partenaires commerciaux. Ce positionnement permettra au Maroc de renforcer son influence à l'échelle internationale en exportant de l'énergie sous différentes formes : électrique, via des interconnexions avec l'Europe, et sous forme de molécules vertes telles que l'hydrogène, le méthanol ou encore les e-fuels. Ces vecteurs énergétiques joueront un rôle crucial dans la transition énergétique globale en offrant des alternatives durables aux hydrocarbures fossiles, notamment dans les secteurs du transport maritime et de l'industrie lourde. Sur le plan national, ces investissements favoriseront une transformation profonde des secteurs économiques. L'essor des filières hydrogène (H2) et ammoniac vert (NH3) réorganisera le mix énergétique marocain et stimulera le développement d'infrastructures logistiques modernes, facilitant l'exportation de ces nouveaux combustibles verts. Le secteur des transports bénéficiera également de cette mutation avec l'intégration progressive de carburants alternatifs, tandis que l'industrie agroalimentaire pourra tirer parti de l'ammoniac vert pour une production agricole plus durable. En outre, ces investissements contribueront à l'atteinte des objectifs de décarbonation du Maroc, avec un horizon net-zéro à l'horizon 2050. Cela inclut la captation et la valorisation du CO2, qui pourra être réutilisé dans la production de carburants synthétiques et d'autres applications industrielles. En positionnant le Maroc comme un acteur clé du marché mondial de l'hydrogène vert et de ses dérivés, ces développements renforceront la résilience économique de notre pays et son rayonnement international. Son parcours Badr Ikken est un entrepreneur et spécialiste des énergies renouvelables et de l'hydrogène vert. Après une formation en technologies de production industrielle et en systèmes d'énergie solaire à l'Université de Technologie de Berlin, il a poursuivi des recherches doctorales à l'IWF Berlin avant de rejoindre le centre Fraunhofer, référence mondiale en recherche appliquée. En 2010, il revient au Maroc et participe au lancement du complexe Noor Ouarzazate en tant que Directeur du Développement Intégré de MASEN. En 2011, il supervise la création d'IRESEN, l'institut de recherche marocain dédié aux énergies renouvelables, qu'il dirige pendant 11 ans. Il est à l'origine de la création des plateformes Green Energy Park (centre de recherche solaire), Green & Smart Building Park (réseaux intelligents et mobilité électrique) et Green Energy Park MCI en Côte d'Ivoire. Il contribue à l'élaboration de la Feuille de Route de l'Hydrogène Vert du Maroc et au développement de la plateforme greenH2A à Jorf Lasfar, en partenariat avec OCP et UM6P, pour structurer une industrie nationale de l'hydrogène vert et de ses dérivés. En 2022, il quitte IRESEN pour se consacrer à l'entrepreneuriat avec Gi3 (production de solutions solaires thermiques et photovoltaïques) et Gi2 (ingénierie et conseil en transition énergétique). Président du Conseil d'Affaires Maroc-Allemagne à la CGEM, ancien président de la commission Transition énergétique de la CGEM, co-fondateur du Cluster Green H2, il participe activement aux travaux sur la transition énergétique et la décarbonation au Maroc. Son Actu Le comité de pilotage chargé de « l'Offre Maroc » en matière d'hydrogène vert a sélectionné 5 investisseurs nationaux et mondiaux pour la réalisation de 6 projets dans les trois régions du sud du Royaume, pour un coût de 319 milliards de dirhams (MMDH).