Abdelghani Youmni analyse les défis économiques auxquels fait face le Maroc à l'heure d'une nouvelle mondialisation. Selon lui, l'avenir du pays repose sur une meilleure synergie entre l'université et l'entreprise, une montée en puissance du capital humain et une refonte du modèle industriel. Un entretien qui éclaire sur les réformes indispensables pour concrétiser l'ambition d'émergence du Royaume. Le Maroc se trouve à un tournant décisif de son développement économique. Sous l'impulsion d'une vision stratégique portée par le souverain, le pays s'est progressivement imposé comme un acteur industriel clé sur le continent africain. Toutefois, si les infrastructures, les réformes macroéconomiques et la connectivité internationale ont permis d'asseoir cette position, le Royaume est en train de construire son modèle économique pour soutenir ses ambitions de développement. Entre la nécessité de renforcer l'intégration industrielle, d'améliorer la formation du capital humain et de favoriser l'innovation, le Maroc doit désormais franchir un nouveau cap. Lire aussi | Abdelghani Youmni: «Le Maroc est déficitaire dans tous ses accords de libre-échange» Dans cet entretien accordé à Challenge, l'économiste et agrégé en politique publique Abdelghani Youmni décrypte les enjeux de cette mutation. Il insiste notamment sur la distinction essentielle entre souveraineté économique et transition économique. Il revient aussi sur le rôle central des universités, des entreprises et des politiques publiques dans la structuration d'un écosystème industriel capable de générer de la valeur ajoutée à haute intensité technologique. Challenge. Le Maroc est engagé dans une vision de souveraineté tous azimuts (...) pensez-vous que nous sommes à l'aune d'une transition économique, l'impulsion d'un modèle marocain ? Abdelghani Youmni. Bien sûr, parce qu'elle doit permettre au pays de quitter la piste d'atterrissage des réformes et des infrastructures pour décoller vers les cieux de l'émergence. Mais aussi parce que la trop rapide transition démographique risque rapidement de priver le Maroc de sa force de travail et de ses potentiels jeunes consommateurs. Ce qui suppose de convaincre les pouvoirs publics, les régions, les entreprises, les universités et écoles d'ingénieurs et de formation professionnelle, mais aussi le secteur bancaire et financier, d'être les locomotives de cette transition. Même si le sujet mérite débat, confondre transition économique et souveraineté économique est une erreur de taille. Le Maroc doit en premier lieu changer de modèle économique. La souveraineté est un dividende de la transition économique réussie. Les cas chinois et sud-coréens sont d'authentiques exemples : en l'espace de 30 ans, la première a multiplié son PIB par dix-sept et la seconde par six. Quels sont les enjeux ? Par exemple en termes de capital humain, si l'on ne peut que citer cela ? Une nouvelle mondialisation est en train de naître. Ses deux principaux avantages comparatifs seront le carbone et le capital humain. Le Maroc est un pays très attractif pour les investissements directs étrangers et les chaînes de valeur globales, c'est un fait. Cependant, si le Maroc est classé depuis 2021 deuxième pays industriel du continent africain, avec un score de 0,8327, juste derrière l'Afrique du Sud, il n'en demeure pas moins qu'il faut analyser cet indice avec des instruments de performance beaucoup plus exigeants. Si tout le monde s'accorde sur la forte connectivité du marché marocain à l'Union européenne et au continent africain, si les stratégies d'édification d'infrastructures routières, portuaires et aéroportuaires font aujourd'hui du Royaume un hub inévitable du commerce Nord-Sud, et si les prouesses en matière de réformes macroéconomiques, fiscales et institutionnelles font du Maroc un subtil territoire de convergence des industries du futur, il n'en demeure pas moins que les marges de progression restent importantes. Le Maroc s'industrialise, mais en aval. La part de la valeur ajoutée n'est pas substantielle, car elle ne concerne que les unités d'œuvre, et non la consommation intermédiaire et les intrants. Sa Majesté le Roi, en parlant d'industrialisation, cible la conception, l'ingénierie et une part d'intégration non pas dans le produit final, mais dans la valeur ajoutée globale. C'est une révolution managériale qu'il faut provoquer pour migrer de 20 % à 80 % de la part de production industrielle. Lorsque l'on regarde qui achète à qui en matière industrielle, on s'aperçoit que nos entreprises importent leurs consommations intermédiaires de Chine, d'Inde, de Turquie et d'Europe, en puisant dans les réserves de devises. Ensuite, elles procèdent à la transformation avec une main-d'œuvre plus compétitive et une énergie subventionnée. Malheureusement, ces importations sont chargées en carbone, donc, à l'avenir, trop coûteuses à cause de la taxe carbone. De plus, la part de la main-d'œuvre dans la valeur ajoutée ne sera jamais substantielle. Pour autant, l'industrie reste un tissu de fournisseurs et de partenaires locaux à construire sous la forme d'écosystèmes innovants et complémentaires. Cela nécessite de puissants capitaux, des subventions publiques sur la fiscalité de la production, de l'emploi et de l'exportation, ainsi que des paris judicieux sur la R&D. Ce tout serait une sorte de capitalisme d'Etat marié à un avantage comparatif haut de gamme, et non basé sur des prix bas. Lire aussi | Abdelghani Youmni: «Les critiques de l'OCDE à l'encontre du HCP doivent être relativisées» Quel rôle doivent jouer les différentes chaînes de la vie économique pour accompagner cette vision royale ? Le Maroc peut être fier de son bilan industriel sur la dernière décennie. Les exportations industrielles ont doublé pour atteindre 370 milliards de dirhams, représentant 86,5 % des exportations de marchandises du Royaume. La production automobile a dépassé les 900 000 véhicules par an, générant un chiffre d'affaires de 110 milliards de dirhams. Le secteur aéronautique, quant à lui, génère un chiffre d'affaires de 21 milliards de dirhams, tandis que l'industrie agroalimentaire emploie plus de 200 000 personnes et exporte pour plus de 44 milliards de dirhams en 2022. Cependant, le Maroc reste une économie dite frontière. Le décollage est synonyme d'émergence, et celle-ci ne pourra aboutir que par des innovations de rupture. Une part significative de l'avenir du développement du Maroc dépendra de plusieurs facteurs, notamment la relation université-entreprise, le nombre d'ingénieurs formés chaque année, qui reste très en deçà des grandes nations industrielles, et la formation professionnelle en alternance. La maîtrise des langues étrangères et la coopération scientifique entre nos établissements et des partenaires étrangers joueront aussi un rôle clé dans la structuration de ce nouveau modèle économique.