C'est classique : la censure produit toujours l'effet inverse. Le Monde n'as pas dérogé à la règle : en dépubliant la chronique de Paul Max Morin, « Réduire la colonisation française en Algérie à une histoire d'amour parachève la droitisation d'Emmanuel Macron sur la question mémorielle », un simple article qui aurait pu passer inaperçu ou presque, le Monde n'a fait que le propulser au rang des plus lus et lui a donné « une vie posthume » inespérée. Les critiques acerbes de la part des leaders d'opinion célèbres n'ont fait qu'amplifier la tendance. Edwy Plenel, journaliste et bloggeur politique et ancien militant trotskiste, a parlé, dans un tweet de « sidérante censure» en déplorant que Le Monde « présente ses 'excuses' au Président de la République en supprimant la tribune ...qui critique la vision macronienne des relations franco-algériennes comme 'une histoire d'amour qui a sa part de tragique'. Le tweet du célèbre économiste Thomas Piketty est aussi fort que direct : « censure inexplicable et inexcusable de la part du journal Le Monde. On peut être en désaccord avec la tribune, pas la supprimer parce qu'elle déplaît à l'Elysée ». Henri Maler, enseignant et militant politique et cofondateur de l'association Acrimed, a protesté en tweetant « Le Monde censure une tribune parce qu'elle déplait à Emmanuel Macron. Quelle servilité! ». Jean-Luc Mélenchon promet de ne plus acheter Le Monde : « Retirer une tribune pour une citation de Macron qui lui déplaît! Nouvelle étape dans l'affaissement d'une presse autrefois référence. « Le Monde » biaise toute l'année les citations. Mais quand Macron fronce les sourcils... La semaine pro, je n'achète pas ce journal. Faites mieux. » Lire aussi | Le PLF 2023 table sur un taux de croissance de 4,5% Qu'est-ce qui a dérangé dans l'article de Paul Max Morin qui a poussé l'Elysée à faire pression sur Le Monde afin de retirer l'article sur la « droitisation de la question mémorielle » dans le contexte post-colonial franco-algérien? Tout d'abord l'excuse de la censure émise par Le Monde : « Si elle peut être sujette à diverses interprétations, la phrase 'une histoire d'amour qui a sa part de tragique' prononcée par Emmanuel Macron lors de la conférence de presse n'évoquait pas spécifiquement la colonisation, comme cela était écrit dans la tribune, mais les longues relations franco-algériennes ». Evoquer « le tragique » dans le contexte post-colonial en tant qu' effet de relations entre pays est politiquement correct (selon Le Monde et Macron), mais en tant que connotation du traumatisme lié à la colonisation c'est un procédé rhétorique qui renvoie à la question de la mémoire et de la responsabilité historique, question qui peut fâcher, surtout à droite. C'est en effet le sens du texte de Paul Max Morin. Pour lui, la question de « mémoire » a servi de vitrine pour « simuler des avancées vers une réconciliation » qui n'a pas eu lieu. Ce qui a peut être dérangé dans son article, c'est ce qu'il décrit comme glissement délibéré dans les discours de Macron d'une reconnaissance du colonialisme en tant que crime contre l'humanité (en 2017) à « une histoire d'amour qui a sa part de tragique » (en 2022). Pour Morin, la transformation est une droitisation de la question de la mémoire puisque la reconnaissance des drames et tragédies de la colonisation est un thème de choix de la Gauche française, alors que la vision de l'empire colonial en tant que source de bien et de civilisation malgré ses déboires est une prédilection de la Droite. L'Elysée est peut être fâché parce que la perception d'un glissement vers la droite, alors qu'il avait diligenté tout un projet de travail historiographie sur la mémoire en partenariat avec Benjamin Stora, est inacceptable même si les actions publiques et politiques autour de la visite de Macron à Alger prouvent que Morin n'a probablement pas tout à fait tort : Le Président français transmettait un message d'espoir, d'avenir commun bâti en partenariat avec les jeunes d'Alger et d'Oran, un espoir qui renvoie à cette histoire d'amour qui a ses problèmes comme toute les histoires d'amour. Une réconciliation soft, magnanime, insoucieuse, avec un regard porté sur l'avenir et pas sur le passé. Au lieu de la mémoire, on parle des querelles des amoureux, leurs petites histoires, les petites tragédies des séparations limitées dans le temps. Lire aussi | Fin de la polémique sur la retraite des parlementaires C'est pourquoi il fallait intervenir et recadrer (et censurer) quand Morin a mis le doigt sur la plaie. La rédaction du journal Le Monde explique que quand Macron parle d'amour imprégné d'un côté tragique, il ne se réfère nullement à la période de colonisation, mais à la relation entre les deux pays. Donc il n'y a ni recul, ni glissement vers la droite. En fait, le Président français voudrait dépasser les traumatismes du passé douloureux de la colonisation, mais sans lui donner une couleur ni de gauche, ni de droite : en vacillant entre les traumatismes de la mémoire et l'oxymoron de l'amour coloré par la tragédie. Cette distinction idéologique devient un effet de chronologie. C'est pourquoi l'Elysée et Le Monde parlent d'une distinction qu'il faut faire entre « la colonisation » d'une part et « les longues relations franco-algériennes» d'autre part. Le risque polysémique de la phrase de Macron, «une histoire d'amour qui a sa part de tragique », mérite-t-il le passage au marteau de la censure ? L'interprétation qu'en a faite Paul Max Morin, « une droitisation » de la question de « la mémoire », est-elle tellement irréfutable qu'il vaut mieux la censurer ? Pourquoi museler le débat sur une question tout aussi profonde que d'actualité ? Ce qui est sûr, c'est que Le Monde qui s'est bâti une réputation de donneur de leçons en matière de droits de l'homme, n'a pas hésité à dépublier un simple article d'opinion qui n'a pas plu à l'Elysée. Quand on passe son temps à compter les péchés des autres, le vrai test de notre droiture est quand il est question de balayer autour de notre propre jardin.