L'une des grandes figures de la réflexion sur le développement par le numérique, présent au Maroc lors des colloques sur l'Afrique et l'Union européenne, où il a développé de nombreuses thèses sur les défis du Tiers monde, publie en exclusivité pour challenge hebdo, un article sur les technologies de l'information et les paris du développement humain. Que d'ici 2015 «les enfants partout dans le monde, garçons et filles, soient en mesure d'achever un cycle complet d'études primaires et que les filles et les garçons aient à égalité accès à tous les niveaux d'éducation» et que «ceux qui souffrent ou qui sont particulièrement défavorisés méritent une aide de la part des privilégiés» Voilà deux extraits de la Déclaration du Millénaire que les chefs d'Etat réunis à New York, au siège des Nations Unies, adoptaient avec solennité, en septembre 2000, avec l'ambition de réduire de moitié la pauvreté d'ici 2015. Ils reconnaissaient dans le même élan leur volonté de défendre les principes de dignité humaine, d'égalité, d'équité et de solidarité. Les objectifs du Millénaire identifient huit thèmes principaux : réduire la pauvreté, assumer l'éducation primaire pour tous, promouvoir l'égalité des femmes, réduire la mortalité, améliorer la santé maternelle, combattre les pandémies, assurer un environnement durable, mettre en place un partenariat mondial pour le développement. Chacun de ces thèmes se décline en plusieurs cibles. Parmi celles-ci, l'exigence de mettre «les avantages des nouvelles technologies de l'information et de la communication à la portée de tous». Entre objectifs et réalités Aujourd'hui, exactement à mi-parcours, quel est le bilan de cet engagement ? Une fois de plus, il n'est pas à la hauteur des espoirs. C'est d'autant plus désespérant, cette fois-ci, que la communauté internationale s'était donnée le temps d'agir. «Nous aurons le temps d'atteindre les objectifs à l'échelle du monde entier et dans la plupart, sinon la totalité des pays, mais seulement si nous rompons avec la routine», avait d'emblée précisé l'ancien Secrétaire général des Nations Unies, Kofi A. Annan. A qui la faute ? Non seulement les décideurs politiques et économiques n'ont pas inversé la routine, mais ils se sont calfeutrés dans un attentisme et une prudence d'autant plus inquiétante qu'un échec supplémentaire des Nations Unies en matière de développement ne manquerait pas de discréditer une organisation déjà critiquée pour son inefficacité. Au lendemain de son élection, l'hebdomadaire américain «Newsweek» ne laissait guère de chance au nouveau Secrétaire général Ban Ki-moon de redresser la barre. Faut-il pour autant renoncer à agir, en attendant la sanction des «laissés pour compte »? Faut-il admettre que l'ONU n'a pas la capacité de gérer la globalisation en y apportant un peu plus d'humanité ? Faut-il accepter sans broncher un monde bi-polaire avec des conséquences désastreuses sur le plan social, politique, économique et culturel, en estimant que les nantis sont à l'abri du drame qui se prépare ? Le destin tragique que vivent des milliers de jeunes africains ou latino-américains qui quittent chaque jour leurs terres ancestrales pour se réfugier en Europe ou aux Etats-Unis, au péril de leur vie, nous fournit un avant goût amer des scénarios à venir si cette dernière option est retenue. Nous savons pourtant tous que les barbelés, les miradors ou les murs protecteurs, ne constituent d'aucune façon une réponse appropriée. La déclaration du Millénaire Ne serait-il pas dans ces conditions, plus simple, plus logique et plus bénéfique de rechercher des solutions qui prennent en compte les intérêts de chacun ? D'autant que celles-ci existent et ne coûtent rien ! La Déclaration du Millénaire nous suggère quelques pistes, lorsqu'elle propose d'associer le secteur privé à ce défi et l'Assemblée générale des Nations Unies ajoute une autre idée en préconisant «de mettre en place des sources novatrices de financement du développement, à condition que celles-ci n'imposent pas aux pays en développement un fardeau excessif». C'est cette double optique que le Fonds mondial de Solidarité Numérique (FSN), créé en mars 2005, sous l'impulsion du Président Abdoulaye Wade, a retenue, pour réduire la fracture numérique. Le Fonds, dont le Maroc est membre fondateur, est la seule organisation mondiale à accueillir autour de la même table des représentants des Etats, des pouvoirs locaux, de la société civile et du secteur privé. Il privilégie l'implication du secteur privé et propose l'introduction d'un mécanisme de financement innovant pour sortir de leur marginalisation des milliards d'individus privés des technologies de l'information et de la communication (TIC) et donc sans espoir d'accéder à la société de la connaissance et de s'extraire du sous-développement. Selon cette proposition, toute entité (privée ou publique) qui entend acquérir des produits ou des services numériques doit (sur une base volontaire et sans aucun coût) inclure dans son appel d'offres une «clause de solidarité numérique». Selon les termes de cette clause, le vendeur verse au FSN 1 % de la transaction totale (sans qu'il lui soit permis d'augmenter ses prix). L'industrie du secteur numérique ne perd rien car le Fonds lui rachète immédiatement, pour les mêmes montants, d'autres produits et d'autres services. Le Fonds investit ensuite ces produits dans des zones aujourd'hui insolvables suscitant ainsi de nouvelles activités économiques et de nouveaux marchés potentiels pour l'industrie numérique. Si tout le monde participe à cet effort, sans aucun coût, nous pouvons réduire la fracture numérique et relever les défis de la Déclaration du Millénaire. Tic et développement Certes, d'aucuns diront que nous avons vécu ces vingt derniers siècles sans ordinateur et que ce ne sont pas les TIC (les technologies de l'information et de la communication) qui amélioreront notre relation aux autres et à l'environnement. Pourtant, l'homme dépend étroitement des techniques qu'il produit. L'imprimerie, l'électricité, le moteur à explosion en sont les meilleurs témoignages. Dans la mondialisation, l'internet s'impose comme le principal véhicule des transmissions d'information. Le nier c'est condamner tous ceux qui en sont privés à l'exclusion. En d'autres mots, c'est interdire, de fait, l'accès à la parole, le principal des droits de l'homme. Les résultats des projets initiés par le FSN témoignent de leur efficacité pour stimuler le développement. A travers la connexion d'un dispensaire dans une petite ville du Burkina, il a été possible, avec un investissement annuel de moins de 100.000 euros, de former des infirmières et du personnel médical, d'assurer la formation continue des médecins, de relier le dispensaire à l'ensemble du système médical national et international, de fournir des soins de santé, une éducation à plusieurs centaines d'enfants, de susciter de nouvelles activités économiques et de réduire le chômage, de jumeler des écoles. L'absence d'accès aux TIC représente, en vérité, l'une des principales menaces pour les pays en développement. Dans les pays de l'OCDE, près de 50 % de la croissance de la production est générée par les TIC. Non seulement la fracture numérique va creuser le fossé Nord-Sud, mais le manque de connexions boudera ces pays hors de la mondialisation avec le risque d'une asphyxie politique, économique et culturelle sans précédent. Sans accès aux TIC des pans entiers de la population mondiale se retrouveront hors des normes internationales prévalant dans les relations politiques, économiques et commerciales. Ils n'auront même plus la possibilité de valider leur patrimoine culturel ce qui constitue une grave atteinte au principe de la diversité culturelle. Nord/Sud Cette situation que les responsables politiques du Nord et du Sud, souvent peu avertis des mutations technologiques peinent à reconnaître, affectera également la réalisation des Objectifs du Millénaire. Il est illusoire d'imaginer que l'on matérialise l'un ou l'autre de ces objectifs sans accès aux TIC. La première pierre de l'édifice qui doit être achevé d'ici 2015 dépend dès lors de notre volonté (ou non) de connecter les populations aujourd'hui marginalisées dans la société de l'information. Les Présidents Chirac, Lagos et Lula avaient reconnu ce problème en janvier 2004 lorsqu'ils appelèrent à l'adoption de mécanismes innovants de financement pour le développement. Trois ans plus tard, en dépit d'une aggravation de la pauvreté, seuls 46 Etats ont donné suite à cette initiative. Les entreprises du secteur numérique, pourtant les principales gagnantes du «Plan Marshall» proposé par le Fonds mondial de Solidarité Numérique, hésitent aussi à s'engager même si la plupart des grands patrons reconnaissent, en aparté, que la démarche initiée par le Fonds est justifiée et qu'elle leur offre de substantiels avantages. Rien n'est requis, sauf du bon sens. Peut-on sur cette seule exigence amener aujourd'hui les chefs d'Etat et de gouvernement, les leaders industriels, les responsables d'institutions internationales et locales à s'engager pour nous permettre de réunir les moyens financiers nécessaires pour combler la fracture numérique? Ce ne sont pas les conférences qui manquent pour officialiser leurs adhésions. Pour commencer, il s'agit de convaincre les premiers concernés, les chefs d'Etat et de gouvernement des pays en développement et notamment les chefs d'Etat africains. Il leur appartient de montrer l'exemple en appelant ensuite la communauté internationale à suivre cette démarche. Le problème, c'est cette terrible routine, véritable cancer des relations internationales, déjà pointée du doigt par Kofi Annan. On ne pourra pas se projeter dans l'avenir sans nous écarter de l'impératif du «précédent», l'inamovible règle d'or des processus décisionnels politiques et administratifs. Ce qu'il faut, c'est la volonté politique d'innover et suffisamment de bon sens pour dépasser les interdits administratifs ou juridiques qui, si souvent, paralysent nos comportements. L'avenir est possible mais seulement si nous rompons avec nos vieilles manière de penser ! (*) Secrétaire Exécutif du Fonds Mondial de Solidarité Numérique