Expert Conseil en Management de l'Energie temps réel, Said Guemra revient avec réalisme dans cet entretien sur le dossier relatif à la consommation électrique nationale qui, selon lui, ne sera pas renouvelable courant 2030. Il met l'accent sur la notion de mix énergétique et met en exergue les clés du succès devant permettre au Maroc de mener à bien sa politique énergétique future. Challenge : Vous faite une déclaration pour le moins surprenante, en affirmant que 52% de la consommation électrique nationale ne sera pas renouvelable en 2030, alors que toutes les stratégies visent ce pourcentage. Quelle est votre explication ? Said Guemra : Je reviens sur deux points importants. Le premier est l'affirmation du ministre de l'industrie qui dit que 52% de l'électricité que nous consommons sera d'origine renouvelable en 2030. Deuxième affirmation et non des moindres, c'est l'affirmation au niveau du rapport du Nouveau Modèle de Développement (NMD-en annexe 2 page 238) qui dit en toute lettre : «cette stratégie vise à porter la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique électrique à 52% à l'horizon 2030». Quand le NMD parle mix énergétique, c'est la même chose que l'affirmation du ministre : il s'agit selon ces deux mêmes affirmations de la part énergétique dans un bouquet comprenant plusieurs énergies. C'est le message officiel transmis aux marocains de la part de deux grandes instances, à savoir le ministère de l'industrie, et la commission du NMD. Or quand vous installez 52% de la puissance nationale, ceci ne veut pas dire que vous aurez 52% dans votre mix électrique, loin de là : un étudiant des classes secondaires peut vous affirmer le contraire. Pour cela, prenons-les données du bilan électrique national en 2020 : notre pourcentage puissance installée en énergies renouvelable a été de 31,7%, mais notre mix énergétique qui est la vraie électricité que nous consommons, ou la part dans le mix énergétique n'est que 17,8%. Si nous arrivons à installer en 2030, une moyenne de 52% en renouvelables, notre électricité consommée (selon le ministre) ou mix électrique (selon NMD) sera dans les environs de 31% qui est la vraie électricité renouvelable qui circulera dans notre réseau en 2030, au lieu de 52% comme on veut bien nous le faire croire, malheureusement, ce qui a induit en erreur une instance aussi importante que celle du NMD, et un grand ministre. Ce n'est pas un écart d'un ou deux points, il s'agit de 22 points sur 52, et je pense que les marocains méritent une information plus crédible. Lire aussi | Abdellah Mouttaqi : « La transition énergétique doit être considérée comme une orientation stratégique majeure qui s'inscrit désormais dans la durabilité » Comment se fait la communication autour du mix énergétique dans d'autres pays ? A la fin de chaque année, chaque pays exprime son bilan ou mix énergétique généralement en unité énergétique qui est le GWh, et la part des énergies renouvelables est clairement identifiée. Les classements internationaux situent chaque pays en fonction du pourcentage des énergies renouvelables dans son mix électrique. Faisons le voyage en 2030 ; qu'allons nous dire à ces instances de classement international : 52%, ou 30% ?. Personnellement voilà des années que j'entends cette aberration de la part des officiels de l'énergie, et qui a induit probablement le Maroc entier en erreur. J'ai déjà réagi sur les réseaux sociaux, mais ma voix ne porte pas loin. Très récemment j'ai eu la remarque d'un grand expert étranger à ce sujet, avec des désignations pas très gentilles, et j'ai donc décidé de communiquer à nouveau à ce sujet pour l'image de marque de mon pays, que ça plaise ou non, c'est loin d'être mon problème. Un mix électrique de 30% en 2030 reste quand même très bas et surprenant par rapport aux 52% affichés. Justement, comment faire pour améliorer ce mix ? 30% du mix énergétique en 2030, est une extrapolation des données actuelles avec le scénario des grands projets Masen, et les projets privés en HT et THT dans le cadre de la loi 13/09. Ce qui correspond d'environ 6 à 7000 MW en 8 ans, soit 750 à 800 MW/an. Même cet objectif sera difficile à atteindre, dans la mesure ou les clients ONEE en haute et Très haute tension ne sont pas infinis, et on arrive à la saturation, peut-être dans deux ou trois ans. Et nous serons dans une situation de blocage parfait, la basse et moyenne tension qui représentent 88% du marché marocain sont bloqués par force de loi 13/09, même le gouvernement a échoué dans le lancement du projet de 400 MW initié par le ministre de l'industrie au profit de nos industries à l'export. Le ministère et Masen, qui deviennent porteurs du projet, ne savaient pas que la loi 13/09 n'est pas amendée après sept mois d'attente, il relance une autre loi qui traine sans décrets d'application 40/19 pour résoudre le problème créé par le ministère depuis 2010. La loi 13/09 bloque à ce jour les ménages et l'industrie, et c'est reparti pour des années, alors que 2023, c'est demain ! Vous avez vu la loi sur l'autoproduction qui a fait couler beaucoup d'encre, et refusée par les professionnels; et donc sans l'élaboration de nouvelles lois qui puisse tenir compte des intérêts des marocains, nous ne pouvons pas avancer. Ces blocages seront encore plus accentués avec la privatisation en amont des moyens de production électrique de ONEE au profit des privés, et en aval par la création de 12 sociétés de développement local qui vont s'occuper de la distribution. Tout ce beau monde en amont et aval, n'a aucun intérêt à ce que les renouvelables se développent au Maroc : les renouvelables sont synonyme de perte de marge pour les distributeurs, même si on parle de 30% de mix électrique en 2030, je reste très sceptique quant à l'atteinte de cet objectif. Pourquoi ne pas faire bénéficier nos industries et nos ménages d'une énergie électrique trois à quatre fois moins couteuse que celle du réseau ? Qu'en est-il de la décarbonation des entreprises exportatrices ? Comme vous le savez, l'Europe va instaurer une taxe carbone à ses frontières en 2023, c'est une barrière commerciale qui ne dit pas son nom, très particulièrement en face des produits chinois : l'Europe qui sait très bien que la chine a mal dans son facteur d'émission CO2, a trouvé la parade pour bloquer une bonne partie des produits chinois : avant d'être climatique, c'est une guerre commerciale qui se prépare, au nom sacré du climat. Le bilan français sort en 2020 à un taux extraordinaire de 92% de décarbonation de son électricité, grâce au nucléaire. Le combat de la décarbonation ne sera pas mené uniquement sur l'énergie électrique, en 2020, nous sommes à 17.6% de taux de décarbonation de l'énergie électrique seule, mais la décarbonation concerne toutes les énergies exprimées en Tep ( uniquement la partie électrique , ndlr ) y compris thermique. Par exemple dans une entreprise industrielle l'énergie électrique peut représenter 60% et la thermique 40%, quand vous mettez quelques plaques sur le toit de votre usine, avec toutes les barrières que la loi dresse devant vous, vous allez décarbonner au mieux 25% des 60%, en gros 15% de votre énergie totale, et vous serez très loin du compte. Ce qui risque de nous poser plus de problèmes c'est que notre facteur d'émission est l'un des plus élevés au monde, en 2020, nous sommes à 633 Gr/kWh (rapport du Pr Bennouna), quand des pays européens (70% de nos exportations) sont entre 50 et 100 Gr/kWh à cause de la montée à 67% du charbon dans notre production électrique en 2020, le recul des renouvelables, et le faible facteur de charge des projets solaires, qui s'est établi à 21% en 2020, contre 37% pour l'éolien durant la même période. En même temps, la chine qui a bien compris le jeu protecteur de l'Europe, se bat pour ramener ses centrales à charbon à moins de 280 Gr/kWh, des projets d'efficacité énergétique dans tous les secteurs, montée en photovoltaïque : un programme gigantesque pour faire face à l'Europe. C'est ce facteur d'émission qui va nous poser problème. Lire aussi | Hydrogène : Comment le Maroc peut devenir le premier fournisseur de l'Union Européenne Si la chine trouve le moyen de passer devant l'Europe, avons-nous les moyens de passer également ? L'autre chiffre des plus sombres en matière de décarbonation, c'est que le Royaume sort en 2020 à un taux de décarbonation de ses énergies primaire de 8.2%, ce taux est le véritable juge des efforts de décarbonation d'un pays. Certains pays européens sont déjà à plus de 65% de taux de décarbonation. Nous avons malheureusement été classés les derniers parmi 54 pays les plus avancés en matière de décarbonation, ce qui n'a pas empêché certains officiels de dire que la Maroc est le leader mondial des énergies renouvelables : c'est vraiment un jeu pas très sain, et vous ne rendez pas service à votre pays. Avec seulement 8.2% de taux de décarbonation, le chantier de décarbonation marocain est titanesque, et les moyens actuels dont nous disposons, en termes de gouvernance, des énergies renouvelables, mais aussi en termes de lois, et de conflit d'intérêts avec les distributeurs, dont la décarbonation est le dernier souci. Il faudrait un grand miracle pour tirer notre épingle de ce jeu ! Très récemment, Israël a fait appel à ses grandes compétences pour rentrer et servir le pays, c'est exactement ce que nous devons faire afin de renforcer la gouvernance de l'énergie, et créer la capacité locale de conception des projets dans notre pays, des lois, du financement, du suivi... Quand nous lisons entre les lignes du nouveau modèle de développement, il parle souvent d'une ANRE ( l'Autorité Nationale de Régulation de l'Electricité, ndlr ) forte, pour ne pas dire que l'actuelle ne l'est pas, étant formés de politiques qui n'ont rien à voir avec le secteur de l'énergie. La régulation de l'énergie est une grande science qui demande de vrais spécialistes. N'ayant pas de compétence dans le domaine, ANRE fera appel aux bureaux étrangers au prix fort, avec des avis pas toujours désintéressés. Le bureau allemand n'a fait qu'une seule bouchée des gouvernants marocains de l'époque, qui a abouti à la catastrophe solaire. Le bureau Français a confectionné une loi d'autoproduction à la mesure des distributeurs, et les exemples sont multiples... Ce n'est pas en jouant avec les chiffres, les séminaires, et les accords sans fin, que nous allons arriver à faire basculer ce taux malheureux taux de 8.2% de décarbonation de notre pays. Nos spécialistes doivent rentrer au pays pour un management en commando de combat, en impliquant nos banques qui sont parfaitement disposées à jouer le jeu, elles qui nous disaient il y'a 20 ans que l'efficacité énergétique et les énergies renouvelables sont un risque. Nous devons impérativement revenir à la feuille de route ou Sa Majesté a instauré le plan de transition énergétique des plus avancés de son époque. Comme je dis toujours, nous avons raté un bijou de stratégie royale mis à notre disposition par le souverain. Nous devons redéfinir, en partant de la vision royale, les objectifs vrais, si c'est 30%, et bien ça ne sera pas 52%.