Des milliers de manifestants ont envahi jeudi soir les abords de l'hôtel de ville d'Istanbul pour la deuxième nuit consécutive, bravant un dispositif policier considérable, en signe de soutien à Ekrem İmamoğlu. Le maire de la capitale économique turque, interpellé la veille, a exhorté la nation et la magistrature à se dresser contre ce qu'il dénonce comme une atteinte flagrante à l'état de droit. La foule, compacte malgré la pluie froide, a accueilli avec ferveur les principaux cadres du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate), qui ont fustigé les méthodes coercitives du pouvoir. L'atmosphère s'est tendue lorsque les forces de l'ordre ont eu recours à des projectiles en caoutchouc et des gaz lacrymogènes pour disperser un groupe de jeunes manifestants tentant de rallier la place Taksim, haut lieu de contestation barricadé depuis deux jours. L'opposition vent debout «Je ne veux pas voir de balles en caoutchouc ici. Sinon, la police d'Istanbul sera tenue pour responsable de ce qui adviendra», a mis en garde Özgür Özel, président du CHP, à l'origine de ce rassemblement. Du haut d'un bus, il a apostrophé les forces de l'ordre : «Qui êtes-vous pour asperger de gaz l'espoir de la Turquie ?» L'orateur, porté par les acclamations de la foule, a dénoncé ce qu'il considère comme une instrumentalisation de la justice à des fins politiques : «Le maire n'est ni corrompu, ni voleur, ni terroriste. Tayyip Erdoğan, prends garde ! Les rues nous appartiennent, les places nous appartiennent !» Il a ensuite exhorté la population à maintenir la pression jusqu'à la libération de Ekrem İmamoğlu et des autres élus incarcérés. Le CHP a d'ores et déjà appelé à un nouveau rassemblement vendredi soir, au même endroit. Vague d'arrestations et restrictions numériques L'arrestation de Ekrem İmamoğlu survient alors que cinq autres maires du CHP ainsi que dix élus du parti pro-kurde DEM croupissent derrière les barreaux. «Se taire face à l'injustice, c'est devenir complice de l'oppression !», a dénoncé Mansur Yavaş, maire CHP d'Ankara, assurant devant la foule : «Nous ne sommes pas une poignée d'individus isolés, nous sommes des millions.» Dans plusieurs quartiers d'Istanbul, un concert de casseroles et de klaxons a résonné en signe de défiance. Dès l'après-midi, des centaines d'étudiants s'étaient rassemblés au sein de leurs universités, dénonçant non seulement l'arrestation du maire, mais aussi l'invalidation soudaine de son diplôme par l'Université d'Istanbul. L'homme à abattre Réélu triomphalement en 2024 à la tête d'Istanbul, Ekrem İmamoğlu était pressenti pour être investi candidat du CHP à l'élection présidentielle de 2028. L'annonce, mardi, de l'annulation de son diplôme universitaire compromet désormais toute ambition à la magistrature suprême. Dans un climat de plus en plus répressif, le ministre de l'Intérieur, Ali Yerlikaya, a confirmé l'arrestation de 37 internautes accusés d'avoir publié des «messages séditieux» sur les réseaux sociaux. L'accès à plusieurs plates-formes numériques, dont X et WhatsApp, demeurait restreint jeudi à Istanbul, une mesure dénoncée par les défenseurs des libertés publiques. Au total, plus de 80 personnes ont été interpellées en marge de cette affaire, tandis qu'une vingtaine d'autres font l'objet de mandats d'arrêt. Six d'entre elles sont poursuivies pour des liens présumés avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), organisation armée interdite qui a récemment annoncé vouloir déposer les armes. La livre turque en chute libre Cette nouvelle vague de répression, qui s'inscrit dans une série d'arrestations touchant des militants kurdes, des journalistes et des artistes, a contribué à l'effondrement de la monnaie nationale. Jeudi soir, la livre turque franchissait le seuil historique de 38 unités pour un dollar et 41 pour un euro, contraignant la Banque centrale à intervenir d'urgence pour tenter d'endiguer la dégringolade. L'arrestation de Ekrem İmamoğlu, perçu comme le principal rival du président Recep Tayyip Erdoğan, a suscité des réactions d'indignation au sein des chancelleries occidentales. Plusieurs maires de grandes capitales européennes ont exprimé leur solidarité avec l'élu d'Istanbul, tandis que les ministères français et allemand des affaires étrangères ont mis en garde contre les conséquences de cette arrestation sur l'avenir démocratique de la Turquie.