« La Révolution du 1er Novembre 1954 [...] a eu, à l'indépendance, pour prolongement naturel la restauration de l'Etat national fondé, en 1830, par l'Emir Abdelkader » (Les présidents algériens à l'épreuve du pouvoir, Badr'eddine Mili, Casbah-Editions, Alger, 2014). De tels propos, qui n'engagent que leur auteur, ne devraient normalement susciter aucune réaction de la part d'un Marocain. Après tout, chacun est libre d'écrire ce qu'il veut sur son pays. Mais B. Mili a égratigné le Maroc, ce qui semble être une habitude chez certains Algériens, qui ne peuvent pas parler de leur pays sans évoquer le voisin de l'ouest. Dans le passage cité plus haut, on retiendra deux mots : Révolution et Etat. Une « révolution » qui a échoué Un professeur à la Faculté de droit à Rabat, dans les années 70, ne cachait pas son admiration pour l'Algérie. Lui-même socialiste, adepte des plans de développement, il ne tarissait pas d'éloges sur le système dirigiste algérien, « l'autogestion » et surtout « l'industrie industrialisante » chère à Belaid Abdeslam. Il s'exclama en une occasion : « A ce rythme, j'ai bien peur que, bientôt, le Maroc ne soit la lanterne rouge du Maghreb ». J'ignore si, depuis, ce sympathique économiste a fait son mea culpa. A sa décharge, on peut dire qu'il n'était pas seul à encenser le régime algérien. La « révolution algérienne » suscitait l'enthousiasme dans les milieux progressistes tant au Maghreb qu'en Europe. Comparée à ses voisins, l'Algérie semblait avoir fait les bons choix et enregistrait une réussite sur tous les plans, politique, économique, diplomatique. Le pays était sur orbite et apparaissait comme un futur tigre. L'Algérie n'avait-elle pas recouvré son indépendance les armes à la main et bâti en peu de temps un Etat après une longue nuit coloniale ? N'avait-elle pas repris possession de ses richesses naturelles face aux majors et aux grandes puissances ? Voilà un peuple rebelle, frondeur et ombrageux qui avait brisé les chaines de l'asservissement et se lançait résolument sur la voie du développement. Alger accueillait généreusement tous les mouvements de libération et devenait « la Mecque des révolutionnaires », de Che Guevara à Mandela, jusqu'au canarien Antonio Cubillo dont personne ne se souvient. Les « révolutionnaires » algériens tenaient un discours anti-impérialiste teinté de « phraséologie communiste ». La diplomatie algérienne brillait de mille feux et le sémillant ministre des affaires étrangères, Abdelaziz Bouteflika, paradait dans les réunions internationales, engrangeant succès après succès (OUA, Mouvement des Non Alignés, ONU, OPEP, etc.). L'Algérie était partout à la manœuvre, les pétrodollars aidant, sa voix était écoutée et son avis sollicité. Peu importait que quelques rares voix à l'intérieur de l'Algérie s'élevaient contre le régime de parti unique, l'autoritarisme, les libertés étouffées. Les milieux bien-pensants, en France et ailleurs, avaient décidé une fois pour toutes que l'Algérie était intouchable. Il ne fallait surtout pas porter atteinte à la « révolution algérienne » et à cette expérience unique dans le Tiers-Monde, quitte à fermer les yeux sur certains travers. Le Maroc ? On peut critiquer, c'est une monarchie. Mais l'Algérie, on n'y touche pas. Même les ONG si promptes à dénoncer le moindre abus partout se faisaient étrangement discrètes dès qu'il s'agissait de l'Algérie. Le régime algérien a bénéficié de la même mansuétude dans la question du Sahara marocain. Alger ne défend-il pas – de manière tout à fait désintéressée n'est-ce pas – un noble principe, celui de l'autodétermination ? Les diplomates marocains qui évoquaient le principe de l'intégrité territoriale étaient peu audibles. Mais tout ça, c'était avant. Aujourd'hui, l'Algérie entière se débat dans des difficultés sans nom. Les pénuries de produits de base se succèdent, la mauvaise gestion fait des ravages, le dinar plonge, les bourdes se multiplient. La diplomatie algérienne n'est plus que l'ombre d'elle-même, malgré les vaines tentatives et les gesticulations du ministre et de ses « envoyés spéciaux ». A l'origine de cette régression, il y a la baisse des revenus de la rente pétrolière et gazière, mais il y a surtout l'incompétence généralisée, la médiocrité des dirigeants. L'Algérie est restée figée dans les années 70 du siècle dernier. Le discours est le même, les slogans et les mots d'ordre n'ont pas changé, les convictions toujours bien ancrées et les obsessions tenaces. En Algérie, le temps s'est arrêté, les logiciels ont buggé, le langage a vieilli, le décor s'est défraichi. Les prémisses de l'échec étaient déjà perceptibles au milieu des années 60, alors que l'Algérie prenait son envol politique et économique. Dès 1966, le chercheur turc Arslan Humbaraci épinglait le régime algérien. Titre prémonitoire de son livre : « Algeria, A Revolution That Failed » (Algérie, une révolution qui a échoué), Pall Mall Press, Londres. On ne peut soupçonner Humbaraci d'« anti algérianisme » primaire. Que dit-il? « L'Algérie est le seul pays d'Afrique ou du monde arabe à avoir accédé à l'indépendance par une véritable guerre de libération. « Les Algériens ont hérité des colonialistes les atouts les plus précieux de tous les atouts possibles : des structures économiques très développées. C'était en effet un riche patrimoine à bien des égards et il leur a été remis tout à fait intact. Malgré les efforts de l'Organisation de l'Armée Secrète (OAS), le gouvernement français n'a pas entrepris de détruire le pays qu'il abandonnait. « Cependant, les Algériens n'ont pas réussi à faire face aux problèmes énormes et complexes auxquels ils ont été confrontés après la libération – et ceux-ci étaient certainement colossaux. Rapidement les révolutionnaires algériens ont épuisé leur crédit. L'une des raisons est que les Algériens, non formés et inexpérimentés, n'étaient absolument pas préparés à la tâche de gérer un système administratif et économique compliqué. Un chaos indescriptible a résulté du transfert brusque du pouvoir. » « Une autre raison, plus fondamentale, de l'échec des révolutionnaires algériens était leur manque d'unité. Avec la libération, les clans politiques et militaires algériens ont laissé leur soif de pouvoir l'emporter sur toutes les autres considérations. C'est cette terrible rivalité plus que les complexités inhérentes à la tâche post-indépendance qui a provoqué la chute de la révolution.» Dans l'imbroglio algérien, trois facteurs pèsent sur la situation politique. Ce sont : « le manque d'unité entre les Algériens, les cicatrices laissées sur le pays par de longues périodes de domination : arabe, turque et surtout française » et la confiscation du pouvoir par les militaires. Humbaraci qualifie les Algériens de « frères ennemis ». Il n'est pas optimiste : « les divisions parmi les Algériens sont si profondément enracinées que, non seulement la révolution a subi un sérieux revers, mais l'existence même du nouvel Etat est menacée. Cela ne surprendra personne connaissant l'histoire algérienne ». Le renversement de Ben Bella est survenu trois ans, presque jour pour jour, après l'indépendance. La première phase de l'indépendance algérienne s'est ainsi terminée par un coup d'Etat pompeusement qualifié de « redressement », qui allait achever de ruiner la révolution algérienne avec la montée au pouvoir du colonel Houari Boumediene. En 1972, ce fut au tour de Tarek Maurice Maschino et Fadela M'Rabet de livrer un réquisitoire sévère sur l'Algérie du colonel Boumediene dans un ouvrage intitulé « L'Algérie des illusions – La révolution confisquée », Robert Laffont, Paris. Marxistes, les auteurs ont dénoncé « la confiscation de la révolution par une nouvelle classe », « l'édification d'un Etat de plus en plus autoritaire (...), l'absence de démocratie, la pensée conforme et le conformisme moral ». Le coup d'Etat du 19 juin 1965 a marqué « la fin des espoirs révolutionnaires dont les premières années de l'indépendance étaient riches ». La suite a été une suite de choix économiques douteux et de positions dogmatiques sans réel impact ni utilité pour le pays. La tentative de créer un semblant de multipartisme a abouti aux élections législatives de 1991 et à la victoire du FIS. La décision de l'armée d'annuler les élections a plongé le pays dans une spirale de violence qui a ensanglanté l'Algérie durant la funeste « décennie noire » et provoqué la mort ou la disparition de dizaines de milliers d'Algériens. Les guerres civiles sont les plus meurtrières. La guerre civile algérienne a été particulièrement violente en raison du tempérament des Algériens et de la hargne qui a sévi des deux côtés. Dans les deux camps, la détermination et le « nif » étaient les mêmes, les « éradicateurs » intraitables faisant face aux « islamistes » écorchés vifs. C'est le désarroi de certains officiers qu'exprimait le général Kaïdi lorsqu'il avouait avoir eu des doutes en entendant lors des opérations militaires les « terroristes » crier, comme lui et ses hommes, Allah Akbar. Le président Bouteflika a eu beau affirmer qu'il n'entendait pas être un « président aux trois-quarts », le régime est resté opaque et l'armée a continué à tirer les ficelles. La maladie du président et son maintien au pouvoir ont décrédibilisé un système en état de mort cérébrale. Le coup fatal lui a été porté par le « 5è mandat » projeté alors que les Algériens, profondément touchés dans leur fierté, enrageaient de se voir imposés le spectacle à peine croyable du portrait du président exhibé dans les cérémonies officielles. Avec la comédie burlesque du « cadre » (du portrait de Bouteflika), l'Etat algérien a touché le fond. Qu'en est-il de l'« Etat national » algérien ? « Territoire arabe » et « territoire français » Les historiens, dans leur grande majorité, s'accordent à dire qu'il n'y a pas eu d'Etat algérien avant 1962. Humbaraci va plus loin : « Les nouveaux Etats sont habiles à déformer l'histoire. L'Algérie, dont le passé a été si amer, n'a pas fait exception. Les Algériens ont rarement été objectifs quant à leur manque de nation. » Cette incapacité à s'unir est due essentiellement, selon Humbaraci, au particularisme berbère, se manifestant principalement en Kabylie. Dire qu'Abdelkader ben Mahieddine a fondé, en 1830, un « Etat national » c'est maltraiter l'histoire. A cette date, le territoire compris entre l'Empire chérifien et la Tunisie était une régence ottomane, dirigée par Hussein Dey. Ce dernier a d'ailleurs été le protagoniste du célèbre incident dit du coup de l'éventail, qui a servi de prétexte à l'invasion française. Faut-il rappeler qu'un Etat n'est pas une vue de l'esprit ou une déclaration d'intention, mais un ensemble d'institutions et, avant tout, une autorité exerçant un pouvoir souverain sur une population donnée dans un périmètre territorial déterminé. Selon Badr'eddine Mili, « Le premier pays du Maghreb à s'être constitué en Etat fut l'Algérie qui, dès 1830, proclama sous la direction de l'Emir Abdelkader, l'Etat national dont la France dut reconnaître la souveraineté, sur les deux tiers du territoire, dans le Traité de la Tafna, signé le 30 mai 1837. » Or, le Traité de la Tafna dit dans son article 1er : « L'Emir Abd el Kader reconnaît la souveraineté de la France en Afrique ». La France « se réserve » les villes et les provinces sur lesquelles elle entend exercer sa souveraineté et concède à Abdelkader « l'administration » du reste. Il n'est pas question de « souveraineté » de l'« émir ». On remarquera que le traité parle d'« Afrique ». Dans le corps du traité, il est question de « territoire français » et de « territoire arabe ». Tout juste des villes sont-elles citées, ainsi que « la province d'Alger ». Pour désigner l'ensemble du « territoire » qualifié, à défaut de mieux, d'africain, le traité se réfère à « la Régence » (article 14). Un « émir » donc, à la tête d'un « territoire arabe » en Afrique. Territoire dont on ne connait ni le nom ni la forme juridique. Nous sommes en 1837. Où est l'« Etat national » algérien supposément fondé en 1830 ? Quelles étaient les autorités de cet Etat ? Quelle en était la capitale ? Quels Etats l'ont reconnu ? Qui étaient ses ministres, ses walis, ses ambassadeurs ?… En vérité, l'histoire n'a gardé aucune trace de cet « Etat ». Avant 1830, non plus, on n'a pas connaissance de l'existence d'un « Etat algérien ». C'est un historien algérien, Abou El Kacem Saâdallah, qui le dit dans son livre ابحاث و آراء في تاريخ الجزائر (vol. 4, p.188) : « L'Algérie n'a pas été un Etat souverain au 16è siècle pour que nous puissions dire que les Ottomans ont éliminé cet Etat et s'y sont substitué en colonisateurs ou occupants ». Badr'eddine Mili ne se fait pas faute de sacrifier au rituel pour s'en prendre au Maroc et énoncer des contrevérités. Au Maroc, dit-il, « Mendès-France imposa au roi Mohammed V, aux négociations d'Aix-les-Bains, la présence d'El Glaoui, le sultan (sic) imposteur ; [...] négociations au cours desquelles le gouvernement français ne concéda que l'autonomie interne. La raison en est, tout simplement, qu'au Maroc [...] l'Etat national n'existait pas encore. » Comme on le voit, l'auteur ne craint pas la contradiction : Il mentionne le roi Mohammed V, en faisant au passage une confusion entre Ben Arafa et El Glaoui, tout en niant l'existence d'un Etat national au Maroc. De quel Etat Mohammed V était-il le roi ? Il persiste : « Au Machrek et au Maghreb où le pouvoir était tribal, la maturation de l'idée de l'Etat national avait attendu, pour émerger, d'être mise à l'épreuve de la colonisation ». Laissons Lyautey lui répondre : « Ici [au Maroc], nous avons, réellement, trouvé un Etat et un peuple.[1]». En Algérie, il y a un travail considérable de mise à jour à accomplir. Pour cela, il faudrait de l'introspection et de l'autocritique, pour casser plusieurs mythes. La « révolution algérienne » a échoué, l'Algérie n'a jamais été socialiste et il n'y avait pas d'Etat avant 1962. Accessoirement, il ne sert à rien de crier sur tous les toits des affirmations péremptoires ni de répéter à tout bout de champ des slogans creux et incantatoires. Il faut avoir le courage et la sagesse d'accepter sereinement la réalité, de remettre les pieds sur terre et de procéder à des révisions déchirantes. L'occasion aussi de faire preuve de quelque humilité, de faire justice des plus gros mensonges et de dire définitivement adieu aux rêves perdus. L'Algérie ne peut pas continuer à vivre dans le passé. Le peuple algérien mérite mieux. [1] – Pierre Lyautey « Lyautey l'Africain, Texte et lettre du Marechal Lyautey », Tome IV, 1919-1925 – Ed. Plon-Paris,1957, p.25.