Mettez-vous à la place d'un enfant qui attend le retour de son père. Une attente qui allait durer un demi siècle. Le père n'est pas Godot, mais Abdelkader Barrada. Récit d'un voyage au bout de l'enfer. Il était âgé de 56 ans lorsque des hommes, venus de la planète voisine des ténèbres, l'ont enlevé, lui et son gendre Hamad Bouslikhane, instituteur à Fès venu lui rendre visite et passer quelques jours d'été chez lui. Le crime eut lieu devant de nombreux ouvriers, qui travaillaient sur un chantier mitoyen, et deux enfants du défunt, Hamida, âgée de dix-neuf ans à l'époque, qui avait suivi son père dans la rue, et Oussama, qui n'avait que 14 ans et qui accompagnait son père au marché. Un triste événement qui restera gravé dans la mémoire des enfants et dont ils porteront le fardeau jusqu'à nos jours, soit 46 ans après cette disparition. Car, depuis ce jour, les familles Barrada et Bouslikhan n'ont plus jamais pu revoir leurs chers disparus. Le 16 août 1956, à quelques jours seulement de la célébration par le peuple marocain de l'événement d'exil de feu Mohammed V et de la famille royale, les neuf enfants d'un des précurseurs du nationalisme marocain pleurèrent à flot la disparition de leur père. Un père enlevé non dans les conditions de la lutte pour l'indépendance, ce qui aurait pu s'inscrire dans l'ordre et la logique des choses, mais dans les circonstances de l'euphorie de l'indépendance et par des Marocains, engagés sans nul doute par des agents au service des nouvelles forces de l'ordre. D'ailleurs, plusieurs témoins ont reconnu par la suite, de manière qui n'admet aucun doute, parmi les agresseurs, Mustapha Kasri , alias Oujhaïna, « contrebandier notoire à Tanger, qui avait participé à d'autres enlèvements», selon la famille Barrada. Dans le même ordre, on releva le numéro minéralogique de la «station-wagon » de marque Chevrolet, qui servit à l'enlèvement, à savoir WW 641. On releva, également, selon les mêmes sources, que le défunt avait tenté de résister mais qu'un de ses agresseurs lui a rétorqué que «c'est par ordre de la police». Alors que se déroulait l'enlèvement, un témoin avait téléphoné à la police et le gouverneur de la ville de Tanger, Abdellah Guennoun, qui n'est autre que le gendre du disparu, fut alerté pas sa sœur. Le commissariat de police, qui se trouvait dans le quartier où l'événement s'est produit, était, à son tour, contacté à ce sujet. Et de surcroît, il était de notoriété publique, ajoute la famille du défunt, que d'autres personnes enlevées à la même époque, dont le nombre était estimé à une centaine, étaient conduites vers des lieux de détention dans les environs de Tétouan. En outre, lors d'une conférence de presse, tenue trois jours après l'enlèvement, à l'hôtel Tour Hassan de Rabat, le Premier ministre de l'époque, Mbarek Bekkai a déclaré en réponse à une question de Kamar Barrada, fille du disparu, « tranquillisez-vous, votre père n'a pas été enlevé, mais arrêté par ordre du gouvernement ». Cependant, moins de quatre jours après cette déclaration, le ministre de l'Intérieur, Driss M'Hammedi annonce n'avoir aucune connaissance de ce dossier. A partir de cette date, tout va basculer. Les parents des disparus plongeront dans un labyrinthes sans issue. En dépit de l'indignation exprimée à la famille par les rois défunts Mohammed V et Hassan II.