À l'heure où l'aube commence à entailler les ténèbres qui enveloppent le ciel, Casablanca, comme anesthésiée, dort encore, trop heureuse de garder ses rues désertes et ses klaxons muets. À l'heure où l'aube commence à entailler les ténèbres qui enveloppent le ciel, Casablanca, comme anesthésiée, dort encore, trop heureuse de garder ses rues désertes et ses klaxons muets. C'est l'unique moment de répit que les hommes lui offrent durant la journée. Elle prend le temps de respirer. La brise marine purifie l'air en soufflant au loin les particules des gaz d'échappement. Tel un boxeur groggy sur le tapis sous les coups de la veille, elle tente de récupérer des forces avant le compte de dix. Elle panse ses plaies et se prépare aux prochains assauts que l'armée de piétons et les marées de véhicules lui porteront dès le soleil levé. Au milieu de cette place que l'on appelait jadis « Bab el Kebir », j'entends monter des profondeurs de la nuit la voix mélodieuse d'un muezzin qui essaie de tirer les habitants de leurs songes. D'autres appels s'élèvent crescendo des quatre coins de la ville dans un impressionnant concert qui anime le ciel d'une extraordinaire effervescence spirituelle. Venues de partout et de nulle part, des vibrations pénètrent les cœurs et traversent les fibres des fidèles qui se pressent vers les mosquées, heureux de commencer la journée par un envol de quelques minutes vers l'éther céleste. Je remonte vers la place toute proche où, donnant libre cours à leur génie, les premiers bâtisseurs avaient construit avec harmonie des monuments où sont gérées les affaires de la cité : le palais de justice, la banque centrale, la poste, la wilaya, les services des impôts. Une concentration de beauté architecturale, couplée avec une ouverture spatiale unique. L'horizon commence à s'illuminer au loin, au bout de la grande avenue Hassan II. Je poursuis ma marche matinale et déambule dans les rues du quartier Gauthier, gisement architectural de l'art déco du début du siècle dernier, traquant odeurs et images, fixant les imperceptibles palpitations d'une société qui ne finit pas de se chercher. Gauthier donne à ses résidents le sentiment d'y avoir toujours vécu. Même aux nouveaux venus. Symbole de la réussite sociale des premiers habitants de Casablanca, il est l'un des quartiers huppés d'une métropole qui, au Maroc de l'entre-deux-guerres, symbolisait la ville où il était possible de se faire une place au soleil. Un havre de paix distant d'à peine cinq minutes du centre-ville, constitué de petites villas et d'hôtels particuliers habités en premier lieu par les Français installés au Maroc à l'époque. Quelques années plus tard, les Marocains de confession juive qui vivaient à la place de Verdun et au boulevard de Bordeaux tout proches empruntèrent l'ascenseur social pour rejoindre ces occupants originels. Vers le milieu du siècle, leurs compatriotes musulmans suivirent leur exemple et s'installèrent peu à peu dans les ravissantes demeures du quartier, abandonnées par des propriétaires qui, oubliant leur enracinement séculaire dans cette belle contrée du nord-ouest de l'Afrique, succombaient aux chants des sirènes qui provenaient de France, du Canada ou d'Israël. Ce matin, à ma grande détresse, mon regard tombe sur des villas éventrées à chaque coin de rue. Gauthier subit dans ses entrailles, en silence, les impitoyables attaques de bulldozers insensibles à l'agonie d'un des plus riches patrimoines architecturaux du Maroc. L'endroit hésite entre perdre son âme devant la prolifération d'immeubles sans personnalité, ou s'accrocher à la vie et se forger une vocation nouvelle au sein d'une ville elle-même en quête d'identité, déboussolée par l'ébullition anarchique qui dénature son urbanisme mythique. Je quitte le quartier, mélancolique, le cœur lourd. Il est sept heures. Le soleil s'est levé. Les chaussées sont envahies par des automobilistes pressés, les trottoirs occupés autant par les piétons que par les marchands ambulants. Les éboueurs s'attaquent vaillamment aux détritus épars et aux saletés multiformes. Les enfants se dépêchent vers leurs écoles. Les livreurs de poissons jaillissent du port vers les quatre coins de la ville. Les cargaisons de fruits et légumes filent en direction des marchés de quartiers. Les klaxons déchirent l'atmosphère. Les agents de l'ordre officient aux carrefours. Les mendiants s'installent devant les pâtisseries. Les magasins lèvent leurs rideaux. Les ouvriers investissent les usines. Les bulldozers des promoteurs reprennent leurs démolitions. Casablanca s'est éveillée. Toujours aussi tumultueuse. Toujours aussi laborieuse. Chaque jour un peu plus amnésique.