Tout à leur ambition vorace, certains rêvent pour le Maroc d'un hiver sanglant. Je couvrais le sommet France-Afrique de la Baule, en juin 1990, lorsque je suis tombé sous le charme de l'ex-président français, le socialiste François Mitterrand, lançant dans une envolée lyrique à ses pairs africains : «Faites de la liberté votre allié et non pas votre adversaire». Il entendait par là conclure un sommet houleux où malgré sa volonté déclarée de ne pas s'ingérer dans les affaires intérieures des Etats du continent, il a imposé l'examen en commun de la façon dont «on pourrait procéder pour que sur le plan politique un certain nombre d'institutions et de façons d'être permettent de restaurer la confiance, parfois la confiance entre un peuple et ses dirigeants, le plus souvent entre un Etat et les autres Etats, en tout cas la confiance entre l'Afrique et les pays développés.» Bien qu'il ait repris «à son compte l'observation, à la fois ironique et sévère, de Sa Majesté le Roi du Maroc [Hassan II] lorsqu'il évoquait la manière dont la démocratie s'était installée en France», et bien encore qu'il ait confirmé que «cela n'a pas été sans mal, ni sans accidents répétés», François Mitterrand avait lancé le continent noir sur une politique dont on n'a pas fini de mesurer le désastre. Les tragédies les plus éloquentes : le génocide ethnique du Rwanda, l'implosion du Zaïre, la déstabilisation puis la guerre civile en Côte d'Ivoire… Le défunt Meziane Belfquih disait qu'il n'y avait pas de grand soir mais que des petits matins laborieux. Il va de soi que la révolution du jasmin fait fantasmer plus d'un surtout qu'avec une centaine de morts, elle s'est faite «à peu de frais». Il va de soi que ces milliers de jeunes bravant la mort ont été pour quelque chose dans le départ de Ben Ali. Mais, lucidité oblige, le changement n'a été possible que parce que le pouvoir était déjà disloqué de l'intérieur. On jugeait l'arbre de l'écorce alors que toutes sortes de champignons l'avaient rongé. Il a suffi d'un vent un peu plus fort. Pour autant, en Tunisie, l'essentiel a été fait. Le plus dur est à venir. Nul ne peut prédire combien de temps prendra la cuvée, mais la liberté d'expression, le pluralisme politique c'est déjà cela de gagné. La démocratie dans son sens entier est une autre paire de manches. Dans la violence révolutionnaire ou dans la progressivité consensuelle, c'est un ouvrage de tisserand, long et de patience, avec ses moments de flux et ses instants de reflux. L'Espagne et le Portugal, les pays de l'Europe de l'Est par la suite, d'un niveau de développement supérieur au nôtre, ont eu la chance supplémentaire de se retrouver dans un espace européen et atlantique qui a su rapidement les happer dans son giron pour des raisons géostratégiques. Nos régions ne s'inscrivent pas dans ce schéma. Travaillées encore par le sous-développement et des courants tribalistes et régionalistes, les choses se présentent différemment. Il n'empêche que chez-nous, il y en a qui salivent déjà, ils ont d'ailleurs toujours bavé. Tout à leur ambition vorace, ils ne sont pas à leur première erreur d'analyse et rêvent pour nous d'un affrontement sanglant. Pour ma part, je me contenterai de la progressivité. Elle est plus économe en souffrances humaines et en dégâts économiques.