Fallait-il laisser la défense des sentiments religieux à l'internationale intégriste ? Sûrement pas, la Constitution est claire là-dessus. Peut-on rire de tout ? Je penche pour la réponse d'un célèbre humoriste qui a dit: «Oui, on peut rire de tout mais cela dépend avec qui». Driss Ksikes et Reda Benchemsi ont apparemment blagué avec des gens qui manquent d'humour. «Nichane» est interdit. Racontée comme cela, l'histoire est tronquée et le jugement injuste pour tout le monde. En fait, cette énorme blague reflète un peu la société marocaine. Pour être bien comprise, ma position de principe ne peut être que le soutien à mes confrères et amis et le refus d'une mesure administrative d'un autre âge. Cependant, il faut aller plus loin et décortiquer toute l'histoire pour tenter de comprendre le cheminement d'une décision d'une gravité certaine. «Nichane» était sur le marché samedi, l'interdiction n'est intervenue que cinq jours après, soit le mercredi vers 19 heures. Entre-temps, il y a d'abord eu Internet et le site Khourafa.org, site «dédié» à Cheikh Yassine, qui a sonné l'hallali, le PJD monte sur ses chevaux, même si certains de ses dirigeants regrettent «la pression des bases». Les pouvoirs publics ne bougent pas, alors que des imams surexcités vouent les journalistes à l'enfer. Cependant, la polémique dérape, les parlementaires du Koweït s'en mêlent. Ils manifestent devant l'ambassade marocaine, le syndrome des caricatures est là, oppressant. Le procureur appelle Driss Ksikes pour une audition . Tout le monde pensait que les choses allaient se tasser, mais l'internationalisation enflait et l'institution «Imarat Al Mouminine» a fonctionné. Fallait-il laisser la défense des sentiments religieux à l'internationale intégriste ? Sûrement pas, la Constitution est claire là-dessus. Maintenant, il faut aller au-delà des faits. Pourquoi est-ce que la publication de blagues, qui circulaient depuis des années, suscite autant d'émotions, réelles ou feintes ? La sacralisation de l'écrit est le début de réponse, mais pour une réflexion profonde à ce rapport hypocrite du Marocain avec le fait religieux. Deuxième question : qu'est-ce qui est sacré et ne peut être transgressé par la presse ? «Rien», disent les confrères, un triptyque dit la loi : Dieu, la Patrie et le Roi. Dieu touché, «Nichane» a écopé, mais la même semaine, le chef d'Annahj a expliqué en long et en large la fierté de son «hizbicule» d'être respecté par le «peuple sahraoui», dont il soutient le droit à l'autodétermination. Nadia Yassine confirme ses illusions républicaines. Mais le Roi, on le sait depuis que deux de ses proches l'ont annoncé à la presse, ne poursuit plus personne et préfère laisser écrire dans un geste un tantinet méprisant. Le triptyque existe-t-il toujours ou seul Dieu est encore protégé ? Large débat que personne ne peut trancher. C'est, en fait, la pratique qui réglera la question, la perspective historique étant bien évidemment la liberté. En choisissant d'ignorer les interdits, une partie de la presse, je ne vise pas «Nichane», a entamé un match d'où la castagne ne peut être exclue. Transgresser les tabous a un coût. Tant que c'était sur des questions politiques, la société et les officines étrangères prenaient le parti de la presse, presque par atavisme. Là, c'est différent, c'est un sentiment de rejet qui a entraîné la funeste décision administrative. C'est d'ailleurs pour cela que le libre-penseur que je suis a de la sympathie pour «Nichane» et ses journalistes. Cependant, le vrai combat est celui de la sécularisation de la religion, c'est un combat de longue haleine, qui ne peut souffrir aucune légèreté, d'autant plus que les Marocains vivent une période de repli identitaire. La liberté est inconcevable sans la responsabilité. Une fois le soufflet retombé, il faudra bien annuler l'interdiction et laisser place au débat sur la presse.