Depuis que les autorités marocaines ont exhumé, puis inhumé, les corps des victimes des émeutes de juin 1981, les familles des victimes sont toutes secouées. Les Moussaîd font partie de la centaine de familles endeuillées. Leur fils, Driss, avait à peine 9 ans quand il a péri, tué par balles. Témoignage. Plus de 24 années se sont écoulées et Hajja Lekbira pleure toujours son fils Driss. Ses yeux meurtris en disent long sur sa souffrance. Elle a versé tellement de larmes que l'un de ses yeux s'est complètement “éteint”. L'autre a été sauvé in extremis. Son fils Driss, lui, n'a pu être sauvé. Il est mort sur le champ après avoir reçu une balle qui a traversé sa poitrine. Hajja Lekbira n'arrive toujours pas à chasser l'horrible scène de sa mémoire. « C'était un samedi. Nous étions au courrant que des émeutes avaient lieu depuis la veille dans plusieurs quartiers de la ville. Mais là où on habitait, à Aïn Chock, il n'y avait pas eu d'accrochages », se souvient Hajja Lekbira. La peur avait pourtant poussé cette dernière à obliger ses enfants à rester à la maison. « Vers 16h30, une voisine est venue nous rapporter des nouvelles de ce qui se passait dans la ville. Elle discutait avec l'une de mes filles. C'est alors que mon fils Driss s'est glissé dehors pour jouer avec ses amis deux rues plus loin ». Ce sera la dernière fois que Hajja Lekbira verra son fils. Car quelques minutes plus tard, des coups de feu ont retenti, chassant la relative quiétude qui régnait jusque-là dans ce quartier casablancais. « Obéissant à un atroce pressentiment, je suis sortie dans la rue en courrant, pieds nus. Je criais le nom de mon fils. Un enfant s'est alors approché de moi en me demandant si mon fils était habillé en rouge. J'ai répondu que oui et il m'a alors annoncé qu'il a été touché et qu'il est peut-être mort ». Toujours sous le choc de cette révélation, Hajja Lekbira s'est rendue auprès de son fils. Driss avait déjà rendu l'âme. Selon les témoignages des voisins, il fuyait vers la maison quand il a été atteint par une balle dans le dos. «La balle a alors traversé son torse pour ressortir du côté de son cœur», nous raconte la mère de Driss, les larmes coulant doucement sur ses joues “creusées” par la douleur. Hajja Lekbira est alors restée là, en pleine rue, pleurant son fils mort. «Je ne comprenais pas pourquoi on s'était acharné sur mon fils, disait-elle. Ce n'était qu'un enfant». Tout autour, le branle-bas était général. Deux autres enfants ont apparemment été touchés. L'un d'eux est également mort sur-le-champ. Plusieurs heures plus tard, les autorités locales sont venues récupérer le corps de Driss. Hajja Lekbira se souvient : « Ils se sont mis à me réprimander pour avoir laissé mon fils aller jouer dehors. Ils ont par la suite emmené sa dépouille et m'ont demandé de venir la reprendre le lendemain à la morgue ». Ce n'était en fait qu'un leurre. La famille Moussaïd n'a jamais réussi à retrouver le corps de son fils ni à faire son deuil. Pire encore, les autorités concernées ont toujours refusé de lui délivrer un certificat de décès. « Durant plus d'une année, nous avons frappé à toutes les portes pour avoir un certificat de décès. En vain. Il aurait fallu qu'on nie que Driss est en fait mort par balles, pour qu'on ait finalement ce certificat. Nous avons catégoriquement refusé cette proposition. Mon fils est une innocente victime». Plus de deux décennies plus tard, Hajja Lekbira entame un nouveau combat pour la mémoire de son fils. Elle porte son cas devant l'Instance Equité et Réconciliation. Cette dernière lui a promis la vérité sur le sort de son fils. « Ils nous ont rencontrés mercredi dernier pour nous révéler qu'ils ont découvert les tombes des victimes et qu'ils ont fait des prélèvements pour les identifier ». La famille Moussaïd vit ces derniers jours dans un grand tourbillon de souvenirs et de chagrin. Le souvenir d'un enfant de 9 ans appelé Driss. Un enfant qui, s'il avait vécu, aurait aujourd'hui plus de 33 ans.