La loi de Finances pour l'année 2006 est marquée par une « faim de loup ». Même les pourboires des serveurs n'ont pas échappé à la boulimie fiscale. On en reste bouche bée. Difficile à digérer. Désormais, une partie du pourboire que vous laisserez à votre serveur de café ira dans les caisses de l'Etat! Après le café, dont la TVA est dorénavant de 20 %, c'est à son serveur que le ministre des Finances et de la Privatisation s'intéresse. Dans la loi de Finances 2006, le chapitre réservé aux pourboires est passé comme une lettre à la poste à la Chambre des représentants qui en a adopté les divers volets recettes et dépenses, le mardi 15 novembre. Sous d'autres cieux, certes plus cléments, cet article aurait provoqué un tollé. Et des plus houleux. Une pareille « agression fiscale » ne serait pas passée sous silence. Il aurait soulevé l'ire des députés et autres syndicats. Ou du moins des commentaires sarcastiques. Renflouer les caisses de l'Etat en prélevant un pourcentage sur les pourboires est une sollicitude toute “oualalouienne” pour aider les serveurs et les serveuses à mieux joindre les deux bouts, ironise un cafetier. Dans un paragraphe sérieusement intitulé «Base d'imposition des revenus salariaux et assimilés », l'article 60 est le plus éloquent. Relatif à la détermination du revenu imposable, cet article classe les pourboires parmi les cas particuliers. C'est ainsi que le département de Fathallah Oualalou avoue d'ores et déjà qu'il s'agit bel et bien d'une taxe «particulière». «Les pourboires sont soumis à la retenue à la source lorsqu'ils sont remis par les clients entre les mains de l'employeur ou centralisés par celui-ci, la retenue est opérée par l'employeur sur le montant cumulé des pourboires et du salaire », annonce-t-on dans la loi de Finances. De plus en plus lorgnés, les pourboires semblent aiguiser les appétits du fisc : «lorsqu'ils sont remis aux bénéficiaires directement et sans aucune intervention de l'employeur, leur montant imposable est forfaitairement évalué à un taux généralement admis suivant les usages du lieu ». Décryptage : à Casablanca, à titre d'exemple, les inspecteurs des impôts seront certainement plus «sévères» à Maârif ou à Aïn Diab qu'à Hay El-Hassani ou du côté des gargotes de Hay Mohammadi. Des détails croustillants, la loi de Finances en offre encore et encore. « Si les pourboires s'ajoutent à un salaire fixe, l'employeur opère la retenue comme prévu ; s'il n'est pas en mesure de le faire parce qu'il ne paye pas de salaire fixe à son employé, ce dernier est tenu de lui remettre le montant de la retenue afférent aux pourboires reçus ». Et de trancher : « l'employeur doit verser ce montant au Trésor en même temps que les retenues afférentes aux paiements qu'il a lui-même effectués ». Comme tous les articles qui se respectent, l'on n'omet pas d'aborder les cas des serveurs récalcitrants. « Dans le cas où le bénéficiaire des pourboires refuserait de remettre le montant de la retenue à l'employeur, celui-ci reste personnellement responsable du versement, sauf son recours contre l'intéressé en vue de se faire rembourser le montant des sommes qu'il a dû verser». Tout est donc prêt pour « s'attaquer» à cette nouvelle ressource fiscale pour le budget de l'exercice prochain. L'arsenal juridique est fin prêt sans que l'on consulte les intéressés eux-mêmes. B. Lahcen, serveur depuis des années dans un café à Casablanca, reste bouche bée lorsqu'il apprend cette nouvelle mesure. « C'est injuste ! Mon pourboire est à moi et je ne veux le partager avec personne ! Le bouquet, c'est qu'on ne nous a même pas demandé notre avis ! », dit-il, l'air ahuri. Sur la même longueur d'onde, un autre serveur de café qualifie cette décision de «coup de grâce » assené à la profession. « Vous savez, notre salaire oscille entre 800 et 1200 dirhams…le pourboire est vital pour nous. Où sont passés donc ces parlementaires censés défendre de pauvres citoyens comme nous?!», s'interroge-t-il. Légitimement. L'étonnement frappe également la clientèle. « Je ne vais plus laisser de pourboire! Ces dirhams sont pour les serveurs ! Dans ce cas, je vais opter pour l'expérience japonaise en la matière », lance un averti. En fait, dans le pays du Soleil Levant, il n'est pas dans les usages de donner des pourboires. Même son de cloche chez un autre jeune homme : « j'en ai vu des vertes et des pas mûres, mais là je suis comblé. Après les artistes et les serveurs, à qui sera le tour?». Dans ce sens, les spéculations vont bon train. Une telle affaire ne peut inspirer que des commentaires ironiques. D'autres niches fiscales existent : les videurs de boîtes de nuits et les adeptes des amours tarifées qui brassent des sommes d'argent intéressantes.