Abdessamad Dialmy, sociologue et directeur du Laboratoire des études interdisciplinaires sur la santé et la population (LEIDSP), estime que si tout Musulman est obligé d'être démocrate, tout démocrate n'est pas obligé d'être musulman. Entretien. ALM Du terrorisme intellectuel à l'action terroriste. Comment s'est effectué ce passage et quelles sont ses raisons ? Abdessamad Dialmy : Cette question exige de distinguer entre deux niveaux, le niveau idéologique et le niveau organisationnel. Jamais je ne peux avancer ni en tant que chercheur ni en tant qu'intellectuel qu'il y a, sur le plan organisationnel, passage du terrorisme intellectuel à l'action terroriste. Dire qu'il y a continuité entre le terrorisme intellectuel du PJD et l'action terroriste des groupuscules islamistes relève de l'action policière et judiciaire. Par contre, je peux affirmer que, sur le plan conceptuel, terrorisme intellectuel et action terroriste sont deux manifestations de la violence, voire deux aspects complémentaires d'une même violence. On peut dire que le terrorisme intellectuel représente une violence symbolique tandis que l'action terroriste renvoie à une violence à l'état pur. Bien entendu, l'action terroriste continue le terrorisme intellectuel exercé à travers le discours idéologique ou l'acte politique. Ne pas reconnaître qu'on peut être musulman de plusieurs manières, vouloir imposer à tous une seule manière d'être musulman, voire obliger tous les Marocains à être musulmans, chaque intégrisme veut y arriver par ses propres moyens, à savoir le verbe et la rhétorique, la politique et la violence physique. Ces moyens se soutiennent mutuellement et se complètent objectivement. En tant qu'intellectuel connu pour vos idées progressistes, quel effet cela vous fait d'être menacé physiquement et intellectuellement par les nouveaux inquisiteurs arabes et marocains ? Certes, me savoir exposé au risque de la violence ne me fait pas plaisir. Mais je ne peux pas me taire. Je ne dois pas. En tant qu'intellectuel, j'ai le devoir de m'opposer à toutes les formes de la terreur et de l'oppression, même si mon opposition dessert mes intérêts personnels. M'opposer à l'irrationalité et à l'injustice, tant sur le plan national qu'international, donne sens à ma vie. J'aime reprendre Albert Camus à ce propos : «les raisons de vivre sont d'excellentes raisons de mourir». Ne s'agit-il pas là d'un phénomène qui se nourrit d'une idéologie rétrograde et du vide politique créé par l'absence des forces de la gauche du champ politique? Les forces de la gauche n'ont pas déserté le champ politique. Certaines d'entre elles ont fait trop de compromissions jusqu'au point de se dénaturer et de trahir les idéaux et les attentes, d'autres ne se sont pas intégrées au champ politique tel qu'il a été défini par le pouvoir. Ces dernières sont exclues, elles n'ont pas déserté. C'est donc la compromission d'une certaine gauche et l'exclusion d'une certaine gauche qui crée le vide politique et qui donne de la force à l'idéologie intégriste. La perte de confiance dans le politique permet à certains intégristes d'exploiter politiquement l'Islam. La force des intégristes vient du fait qu'ils prétendent ne pas faire de politique mais de vouloir sauver l'Islam de la déviance et de la déperdition. Bien entendu, un tel discours trouve un écho favorable auprès des masses urbaines paupérisées et infra-politisées. Celles-ci, pour des motivations psychosociales inconscientes refoulées par le discours idéologique intégriste, ressentent le besoin de l'intégrisme, j'entends par là le besoin de devenir intégristes. Une fois dans l'intégrisme, le monde social est défini comme un mal (mounkar) qu'il s'agit de changer par la main, la parole, le cœur… La violence trouve là une légitimation textuelle… Elle trouve sa légitimation dans la volonté de l'islam d'être politique, c'est à dire d'être Etat… Le «hrig» prend alors une autre direction, celle du Paradis. Il ne s'agit plus seulement d'émigrer clandestinement en Europe pour fuir la misère et l'absurde. Il s'agit de sacrifier sa vie au nom de l'Islam pour l'islam et de gagner ainsi sa place au Paradis (et dans l'Histoire). Le hrig est ici de type religieux, il est vertical, ascensionnel. Quelles sont les approches (ou pistes) de recherches et d'actions possibles pour combattre le terrorisme? Pour combattre le terrorisme, trois approches majeures que je prône depuis la publication de mon livre «Logement, sexualité et Islam au Maroc» en 1995. La première approche est sécuritaire, à la fois préventive et punitive telle qu'elle apparaît dans l'actuel code de lutte contre le terrorisme. Il faut appliquer ce code à la lettre pour sauvegarder «stratégiquement» les libertés publiques. Il faut également appliquer tous les autres codes afin de donner à chacun la certitude de vivre dans un Etat de droit. La deuxième approche consiste à intégrer tous les mouvements intégristes au jeu politique ou à celui de la société civile, c'est-à-dire à les institutionnaliser sous forme d'association ou de parti politique. Cependant, on ne peut en fait institutionnaliser un parti religieux que dans le cadre d'un Etat démocratique laïc où chaque parti est obligé d'être démocrate sans être obligé d'être islamique. Plus loin encore, le parti religieux, pour être reconnu et institutionnalisé doit publiquement s'engager à respecter la démocratie et la laïcité même s'il arrive aux pouvoirs législatif et exécutif. Par conséquent, la seule condition pour coexister avec les mouvements intégristes, c'est qu'ils adhèrent totalement au principe démocrate de la manière suivante : ils doivent admettre publiquement et de manière irréversible que tout Musulman est obligé d'être démocrate sans que tout démocrate soit obligé d'être musulman. Il ne s'agit pas seulement de dire aux terroristes qu'on est des Musulmans au même titre qu'eux, de manière différente, cela leur laisse toujours la possibilité de vous accuser d'athéisme. Il faut aller plus loin et revendiquer, au nom de la démocratie, le droit à ne pas être musulman du tout. Cela donne à l'Islam le statut d'une religion individuelle librement assumée et non plus celui d'un ordre public au nom duquel terrorisme intellectuel et action terroriste sont perpétrés. La troisième approche est sociale, c'est celle qui consiste à éradiquer la misère, le chômage, l'analphabétisme, l'habitat insalubre…. C'est cette troisième thérapie qui, si elle est réussie, mettra fin à l'intégrisme comme une réaction sociale «normale» à une situation sociale anormale. Il faut mettre fin à l'immoralité socio-économique du nouvel ordre international, mais aussi à celle de l'anomie nationale. Certes, tout exclu n'est pas un terroriste, mais tout terroriste est un exclu (qui intègre un autre ordre par le biais d'un hrig sacré) .