L'encadrement de la jeunesse est la mission à laquelle ont failli plusieurs intervenants. C'est cette lacune qui est derrière tous les maux que l'on connait. Ahmed Ghayet, éducateur attitré décortique le phénomène de la violence dans les quartiers déshérités. Entretien. ALM : En tant que responsable associatif formé à l'éducation de rue qui fait du terrain social avec les jeunes depuis un an et demi, avez-vous un jour pressenti ou imaginé que des attentats terroristes se produisent à Casablanca ? Ahmed Ghayet : Il est difficile d'imaginer qu'une idée d'horreur de cette ampleur ait pu effleurer l'esprit de quelqu'un dans un pays qui a toujours récusé la violence et consacré la tolérance. Non, personne ne pouvait prévoir que des jeunes bourrés d'explosifs et armés de l'idée fixe aillent mourir pour tuer des personnes innocentes. C'était inconcevable avant le 16 mai, mais je peux vous cacher que depuis mon retour de France, j'ai perçu le fond de désespoir dans les yeux et les propos des jeunes délaissés dans les quartiers marginalisés. Ceci étant, le désespoir est le terreau de toutes les tentations extrémistes, mais il n'explique aucunement le recours à une telle violence suicidaire. Il a fallu certainement d'autres ingrédients explosifs outre la misère, le chômage et le désœuvrement pour enclencher cette bombe à retardement. Il est certain que les commanditaires de ces actes horribles se sont diaboliquement déployés pour endoctriner des jeunes jusqu'à perdre tous les repères de la raison. Pour pousser un jeune de 20 ans à se transformer en kamikaze, il faut avoir une force de persuasion cynique et terriblement efficace. J'estime que cet embrigadement a nécessité un travail de longue haleine qui s'opérait au jour le jour par des fanatiques très proches de quelques jeunes désorientés. Ce faisant quand on associe des produits aussi inflammables que le désespoir, l'endoctrinement et la banalisation du discours de la haine dits modérés, tous les ingrédients d'une une forte explosion comme celle de Casablanca sont réunis. Ce cumul de négligence et d'irresponsabilité , ne signifie-t-il pas qu'il y a eu démission quelque part ou partout ? Nous sommes tous responsables. En premier lieu, ceux qui ont pour mission d'encadrer la jeunesse, mais qui n'assument pas le minimum vital de leur fonction. Je pense évidemment aux partis, aux autorités locales, aux conseillers communaux et aux députés mais aussi les enseignants, les parents et la société civile. J'irais un peu plus loin dans mon raisonnement pour y inclure les chefs d'entreprises qui rechignent à investir pour créer des emplois et absorber ce flux dangereux de chômage. C'est d'autant plus paradoxal que les banques croulent dans les sur liquidités et que l'Etat ne cesse d'accorder des avantages aux patrons en matière d'amnistie fiscale et de mesures incitatives à l'investissement. J'estime que la classe bourgeoise doit jouer son rôle de locomotive qui renvoie l'ascenseur du social. C'est l'addition de ce genre de laxisme et d'égocentrisme qui a poussé les jeunes marginalisés à grandir comme une herbe folle dans la jungle de l'insouciance. Comment ont réagi justement les jeunes de quartiers déshérités au choc des attentats ? J'ai relevé deux genres de réactions qui vont de la condamnation à la peur de l'amalgame. Après les attentats, les jeunes craignent d'être encore plus marginalisés au regard des autres qui risquent de voir en chacun d'eux un terroriste potentiel. Les habitants du quartier Sidi Moumen d'où sont originaires les kamikazes ne cachent pas que leurs enfants risquent de payer les frais des actes ignobles commis par leurs voisins égarés. L'autre réaction qui donne des frissons, c'est celle de ces jeunes que les attentats n'ont pas surpris. Certains d'entre eux vont jusqu'à affirmer qu'être sous terre, dans les tréfonds du désespoir, passe avant toute crainte de la mort. Ces jeunes sont tout de même des gens intelligents pour tomber dans un raisonnement aussi suicidaire? Contrairement au cliché qu'on leur colle, les jeunes des quartiers marginalisés sont des gens normaux, dynamiques et intelligents et débrouillards qui subviennent à leurs besoins par des métiers aussi précaires comme cireur ou gardien de voiture. Ce qui les blesse ce n'est pas seulement le chômage mais aussi et surtout le manque de respect et de dignité qu'on leur accorde. De qui ? De la part des autorités locales, des élus ou de la société tout entière ? Il faut préciser que les autorités locales et les élus devraient être en principe les deux interlocuteurs principaux de la population. Mais ces derniers érigent un mur de méfiance qui installe une crise de confiance chez les jeunes qui les poussent à ne pas les reconnaître. Est ce que les jeunes connaissent les visages des gouverneurs et des élus? Il faut plutôt poser la question à l'envers pour se demander si les autorités locales et les élus connaissent bien la population qu'ils sont censés administrer. Aujourd'hui le comportement du gouverneur ou de l'élu doit évoluer dans le sens du nouveau concept de proximité prôné par SM le Roi Mohammed VI. D'ailleurs notre souverain nous donne chaque fois l'exemple en allant au contact de la population. Pour preuve, depuis les terribles attentats du vendredi 16 mai, SM le Roi ne quitte plus Casablanca pour réconforter, rassurer et panser les plaies des casablancais. C'est l'essence même du nouveau concept de l'autorité : la proximité. Pourtant, un jour, un gouverneur a affirmé qu'il ne pouvait trop se rapprocher de la population de peur de perdre son autorité. Heureusement que ce cas est isolé car notre réseau associatif trouve une attention particulière dans des préfectures avec lesquelles il est lié par un partenariat telles celles de Derb soltane-El fida ; Hay Hassani –Ain chok, Sidi bernoussi, Mohammedia et quelques d'autres. Croyez vous que l'impact de votre travail associatif est suffisant pour endiguer les fléaux de la délinquance, l'oisiveté et toutes leurs conséquences ? Il n'existe rien de suffisant pour combler un fossé aussi profond de dysfonctionnement sociétal qui a poussé notre jeunesse à un tel désespoir. Mais notre réseau associatif qui est encore jeune a réussi en un court laps de temps à mobiliser entre 250 et 300 jeunes par association à travers le grand Casablanca. Premier constat : aussi bien les jeunes que les opérateurs de divers horizons adhèrent avec beaucoup de volonté et de générosité aux différentes actions, quand elles sont menées de bonne foi. Ceci étant, il est vrai que notre action associative est loin de répondre à toutes les attentes de ces jeunes. Il faut leur offrir un véritable projet de société qui ne peut être réalisé sans l'implication totale de toutes les composantes de la société : autorités locales, partis politiques, ONG et autres organisations. Les leçons de la marche de Casablanca contre le terrorisme, doivent être comprises pour que ce sursaut soit exploité à bon escient et mettre en avant la jeunesse. Il faut préciser que la majorité de plus d'un million de participants étaient des jeunes de toutes les couches sociales où l'on a vu côte à côte les habitants d'Anfa et ceux de Hay Mohammadi et autres quartiers populaires. C'est cette mobilisation qu'il faut actionner pour la transformer en une bouffée d'oxygène susceptible d'être salutaire. Mais il faut que cet élan soit accompagné par des actions concrètes ? Il faut encourager les mouvements associatifs de base qui ont un ancrage dans chaque quartier pour encadrer les jeunes avec l'efficacité de la proximité. Il faut responsabiliser ces jeunes, leur faire confiance : la misère morale est souvent pire que la misère matérielle. Il faut certes des moyens qui à priori ne sont pas colossaux pour redonner droit de cité à ces jeunes. Le jeu en vaut la chandelle. Ce sursaut des jeunes doit être accompagné par une réhabilitation de la politique. Nous devons retrouver le chemin des quartiers, des bidonvilles qui ont été si peu empruntés qu'ils en sont devenus minés. Il faut mettre la jeunesse au coeur de nos préoccupations, au coeur du développement et leur redonner le Maroc au coeur.