Entretien avec Dr Hachem Tyal, psychiatre, psychothérapeute et psychanalyste ALM : Combien de Marocains souffrent de troubles mentaux ? Dr Hachem Tyal : Je pense qu'il convient de se référer aux chiffres donnés par l'Organisation mondiale de la santé et qui disent qu'il y a une personne sur 5 dans le monde qui souffre de troubles mentaux. Selon ces chiffres, à peu près 25% de la population qui a fait (ou fera) au moins une dépression dans sa vie. Toujours d'après ces statistiques, à peu près 1% des personnes dans le monde souffrent de schizophrénie, tandis que 5% d'entre elles souffrent de maladies bipolaires. Je pense personnellement que nos chiffres au Maroc ne sont pas plus élevés ou moins élevés par rapport à ce qui se passe dans le monde. La pathologie psychique est à peu près la même dans le monde en termes de prévalence. C'est l'expression de ces symptômes qui est, elle, déterminée culturellement. Dans ce contexte, faut-il une nouvelle étude épidémiologique marocaine ? Je pense qu'il va de soi que toute étude effectuée dans ce sens est la bienvenue car elle nous permettra de nous confronter à la réalité de la situation, d'autant plus que dans des pays comme le nôtre nous avons tendance à ignorer certaines évidences liées à la maladie mentale et que le Marocain refuse de voir ou de reconnaître. Cette situation est à l'origine de nombreuses stigmatisations et d'incompréhensions de la part des personnes qui en souffrent. Ces incompréhensions accroissent et aggravent les pathologies. On ne comprend pas par exemple les personnes qui ont tout pour être heureuses, mais qui sont quand même malheureuses. Cependant, ce que l'on oublie souvent, c'est que ces personnes ont quelque chose en elles qui dysfonctionne : l'un des déterminants de leur équilibre mental ne fonctionne pas correctement et souffre de dérégulation. Si ces personnes, qui sont déjà dépassées par ce qu'elles vivent, sont en outre stigmatisées et placées dans un contexte où elles se retrouvent culpabilisées, c'est tout simplement dramatique. Si l'on voit le nombre de personnes qui sont en souffrance et auxquelles l'on reproche leur manque de foi en Dieu, on rend ces personnes encore plus en souffrance qu'elles ne le sont déjà. En agissant ainsi, on refuse de voir leur souffrance et on les culpabilise encore plus. Est-ce que la santé mentale est le parent pauvre au Maroc ? Je ne vais pas la comparer en tout cas à d'autres formes de problèmes, cependant, l'absence d'une bonne santé mentale est toujours un drame. Dans certains pays, les maladies mentales sont considérées parmi les maladies les plus graves qui existent. Au sein de certaines familles, la maladie mentale, notamment la schizophrénie par exemple ou les troubles obsessionnels graves, lorsqu'elle survient amène une immense quantité de souffrance au sein de ces familles. Je le dis donc de manière claire et responsable, la maladie mentale chronique est la maladie qui entraîne le plus de souffrance. Il est exceptionnel de ne pas retrouver, dans notre entourage ou autour de nous, des personnes qui souffrent de maladies mentales et auxquelles il convient d'apporter les soins nécessaires et l'écoute suffisante. Sur le récent programme ministériel, la santé mentale a été propulsée sur le devant de la scène. Elle est désormais considérée comme une priorité gouvernementale, pourtant la situation est loin de s'améliorer. Les ressources attribuées demeurent extraordinairement pauvres par rapport aux besoins. Je vais donner quelques chiffres : en matière d'infrastructures de psychiatrie (les chiffres sont donnés par le ministère de la santé et datent de 2017), il existe 5 centres psychiatriques universitaires au Maroc, 5 hôpitaux spécialisés de psychiatrie, 21 services de psychiatrie intégrés dans des centres hospitaliers généraux, 110 cabinets privés, 1 seule clinique privée, 10 centres d'addictologie, 4 structures intermédiaires de santé mentale et 2 unités de pédopsychiatrie. Ces chiffres démontrent que nous sommes dans une situation énorme de besoin. A peine 400 psychiatres exercent au Maroc, toutes catégories et secteurs d'exercices confondus. Alors, que faut-il faire ? D'abord ouvrir les portes en facilitant l'accès à de telles spécialités, en faisant l'éloge d'une telle profession et de ses débouchés auprès des jeunes. C'est le plus beau métier du monde que de pouvoir soigner le mental de patients qui souffrent, surtout lorsque vous voyez tout ce que vous êtes capable d'apporter comme aide à ces gens et à ces familles. Cela est juste extraordinaire. Il faut motiver et aider davantage les jeunes à s'intéresser à ce métier, mais aussi travailler à améliorer la qualité au sein de nos hôpitaux et les salaires des praticiens. Il faut intéresser, en tout cas, les gens à travailler dans ce secteur très important. C'est un travail de sensibilisation qu'il convient de réaliser car il s'agit d'une priorité et d'une urgence pour notre pays. Et pour cause, c'est la bonne santé mentale qui permet au capital humain de s'étoffer. Nous avons aussi besoin de mettre en place des lois adaptées qui protègent les patients, mais aussi les soignants. Les lois qui sont pensées actuellement au niveau du gouvernement font peur aux gens du secteur, alors comment voulez-vous que les gens s'intéressent un jour à cette discipline ? Les patients ont toujours des difficultés à pouvoir poursuivre leur traitement à cause des prix en vigueur. Qu'en pensez-vous ? Je le dis souvent à mes patients : il n'y a pas pire que d'être malade et être en même temps dans le besoin. Manque de moyens et maladie (notamment mentale) ne font jamais bon ménage. Le soin coûte de l'argent : certains médicaments en psychiatrie coûtent jusqu'à 4.000 DH par mois. C'est énormément d'argent pour de nombreuses familles. Si l'on ne donne pas d'accessibilité à ces médicaments ou aux soins pour de nombreuses familles au Maroc, alors comment voulez-vous que les choses s'améliorent ? Surtout si l'on est face à une personne au comportement délirant, qui se prend pour le prophète par exemple et qui peut faire du mal autour d'elle ? Ces personnes devraient être soignées, mais leurs familles n'ont pas les moyens pour le faire… c'est juste une situation horrible… Les hospitalisations sont également nécessaires pour les personnes souffrant de ce type de troubles. La trajectoire des soins est souvent émaillée par des hospitalisations à répétition pour ce genre de personnes. Cela nécessite beaucoup de moyens, aussi bien lorsque les soins se font dans les hôpitaux publics que privés. L'hospitalisation en psychiatrie ne ressemble à aucun autre type d'hospitalisation et il faut énormément de personnel pour pouvoir gérer les patients. Il faut trois ou quatre fois plus de personnel que pour la médecine générale. Une chambre de psychiatrie avec prise en charge d'un patient coûte la même chose qu'une chambre de réanimation dans un hôpital normal. Le souhait le plus cher pour beaucoup de familles c'est que ce type de coûts soit pris en charge par l'Etat. Oui, certes l'Etat a mobilisé beaucoup de fonds récemment (je travaille aussi dans des dispensaires et je peux vous l'affirmer) et peut prendre en charge certains médicaments chers, cependant, ces médicaments sont malheureusement souvent en rupture de stock. Est-ce une histoire de gouvernance ou de problèmes de pénuries chroniques de produits ? Toujours est-il que cette situation est juste impossible à gérer au quotidien. Il faut donner la possibilité aux gens d'accéder aux soins, d'être hospitalisés dans des centres dignes de ce nom avec suffisamment de personnel. Il s'agit d'une obligation sociétale si je puis dire. Les médicaments suffisent-ils à traiter la maladie mentale ? Vous savez, la prise en charge en psychiatrie n'est pas une prise en charge médicamenteuse. La mode actuellement c'est de dire qu'il existe des hormones dans le cerveau telles que la sérotonine ou de dopamine par exemple, et que le manque de ces hormones entraîne des troubles de la santé mentale. Non mesdames et messieurs ! La maladie mentale n'est pas un trouble du cerveau, c'est un trouble mental et psychique par excellence. Le psychisme ce sont tous les phénomènes qui relèvent de l'esprit des personnes, de leur intelligence, de leurs émotions… ce n'est pas quelque chose de matériel. Cette vie psychique, avec son conscient et son inconscient, est incroyable. Comme le physique, elle peut aussi être malade. Et quand vous la soignez avec des médicaments, ce n'est pas suffisant puisqu'il faut apporter d'autres outils. C'est là où la psychologie et la psychothérapie sont absolument nécessaires. Il existe des techniques codifiées suffisamment efficaces pour venir à bout de certains troubles psychiques. Il faut donc un dosage subtil entre le traitement médicamental (qui ne doit pas toujours être lourd, bien au contraire) et le traitement psychique. C'est à ce prix que l'on peut évoluer vers une guérison. Il faut donc sortir de ces clichés et schémas qui sont faux et qui datent des années 1970. Aujourd'hui, nous disposons de médicaments légers, sans effets secondaires, et qui, s'ils sont associés à de bonnes techniques de soins, seront efficaces. Qu'en est-il des centres de réhabilitation au Maroc ? Je tiens à insister sur le rôle fondamental des familles. Combien même l'Etat est mobilisé, le rôle de la mère, du père, du frère est extraordinairement important. La famille doit elle-même être aidée. On doit prévoir des centres de réhabilitation qui permettent aux individus de retrouver leurs compétences en termes de réinsertion sociale. Il faut multiplier le nombre de ces centres spécialisés, sachant qu'il n'y en a pas plus de 4 dans tout le pays. C'est quand même incroyable! Il faut qu'il y en ait dans tous les coins de chaque ville comme cela est le cas en Turquie où ces centres existent dans toutes les mairies. C'est quelque chose sur lequel de nombreux efforts doivent être accomplis. A ce titre, je tiens à saluer au passage le rôle extraordinaire des associations dans ce sens qui font un travail remarquable dans tout le pays. Ce sont des associations de ce genre qui devraient prendre en charge les centres de réhabilitation. Il faut en outre mettre à la disposition de ces associations les fonds nécessaires et des locaux pour les aider dans leur travail et les soutenir. Il convient également de prévoir des programmes d'aide aux familles. Le programme qui existe actuellement est dénommé « Profamille ». Je tiens, à cette occasion, à signaler la tenue très prochaine de la réunion Profamille internationale à Marrakech en novembre prochain et qui permettra de discuter des problèmes rencontrés par les familles de patients. Cette année, les familles seront invitées à discuter de leurs attentes et de leurs besoins dans le cadre de ce congrès. Si les familles sont soutenues et aidées, les possibilités de rechute des patients sont réduites de 50 %. Aider les familles, soutenir matériellement les patients, multiplier les centres de réhabilitation de qualité, travailler à améliorer la disponibilité des lits, des médicaments et des soignants est une nécessité pour le bien-être des citoyens dans ce pays. Si la santé mentale du citoyen s'améliore, c'est la situation du pays entier qui va s'améliorer.