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El Hassan El Mansouri : «L'équité sociale et territoriale, clef du nouveau modèle de développement»
Publié dans Aujourd'hui le Maroc le 03 - 03 - 2019

Entretien avec El Hassan El Mansouri, secrétaire général de l'ONDH
ALM : Pourquoi l'ONDH s'intéresse-t-il à la problématique des inégalités au moment même où sur la place publique se pose la réflexion collective sur l'imagination d'un nouveau modèle de développement voulu plus inclusif? Est-ce une manière pour vous de rappeler les fondamentaux de l'équité socio-économique en mettant en avant les inégalités socio-spatiales induites par le modèle de développement actuel?
El Hassan El Mansouri: Vous savez sans nul doute que l'ONDH a, depuis sa création, inscrit dans ses différents travaux et programmes de recherche la question de l'évaluation de l'impact socio-économique des politiques publiques. De là émerge la mise en avant de la question des inégalités socio-spatiales comme une réalité à prendre en charge.
Il faudrait savoir aussi que dans la littérature sur les politiques publiques, l'équité sociale est intimement associée au principe qui fonde la correction des retombées des inégalités sur les individus ou les groupes sociaux démunis. Il ne s'agit pas de l'égalité proprement dite, mais d'une convergence progressive et perceptible, de la société vers une répartition équilibrée des ressources, pouvoirs et opportunités, socialement et économiquement acceptable. L'équité ainsi définie tend à structurer, partout au monde, les plaidoyers, les fondements et les référentiels des modèles de développement durable et équitable. Mais elle se limite souvent à la lutte contre la pauvreté, voire à la garantie d'un minimum requis pour des raisons liées, entre autres, au rendement politique de la satisfaction immédiate des besoins urgents des populations en situation difficile.
Qu'est-ce qui explique l'engouement pour la réflexion sur la question de l'équité sociale aussi bien au Maroc qu'à travers le monde?
Vous savez certainement que les transitions démographiques, économiques, politiques et socioculturelles, plus rapides que de par le passé, font que l'équité sociale cesse d'être perçue comme un luxe ou une utopie mais plutôt comme une exigence sociale et sociétale. Les raisons sont liées aussi bien à l'équilibre social du développement qu'à son efficacité politique et son efficience économique et financière. En effet, de nouvelles formes de revendication de l'équité sociale émergent ces dernières années aussi bien dans les pays développés que dans les pays en développement.
Souvent spontanées mais justifiées, pareilles revendications expriment une demande sociale de dignité humaine, de vie décente et de protection des démunis des retombées économiques et écologiques des options passées de développement. Elles n'épargnent que les pays où l'extrême pauvreté bat de l'aile et où l'échelle des priorités est encore à l'état primaire.Partout où la pauvreté absolue recule, l'éducation se généralise et l'accès aux réseaux sociaux s'élargit.
Cette nouvelle forme de revendication se nourrit des inégalités, des frustrations qui en résultent et du populisme qui s'en sert à volonté. Aujourd'hui, l'équité sociale va au-delà de la réduction du chômage et des inégalités, en faisant du partage de l'emploi disponible une demande sociale concrète.
Pour des pays comme le Maroc où la pauvreté absolue et la faim sont quasiment éradiquées, les politiques publiques devraient être jugées non seulement par rapport à leur impact sur la vulnérabilité, le chômage et l'exclusion, mais aussi et surtout par rapport à l'allègement des inégalités sociales et des disparités territoriales.
Comment se manifeste cette préoccupation au Maroc?
Au Maroc, toutes les mesures de l'inégalité des situations, de l'indice d'Atkinson à celui de Gini ou de Palma (indices de mesure des inégalités), confirment le même fait: les écarts sociaux des revenus sont visibles mais jamais quantifiés, ceux des niveaux de consommation stagnent à un niveau élevé, à la frontière du seuil socialement intolérable (l'indice d'inégalité Gini est de l'ordre de 0,40 alors que le seuil socialement intolérable est de 0,42). Bien que masquée dans les années 2000 par la régression notable de la pauvreté absolue, cette tendance caractérise le paysage social depuis la fin des années 1980, à la suite du Programme d'ajustement structurel mis en œuvre en 1983. Elle nourrit la pauvreté sentie parmi près de la moitié des ménages, menaçant, au passage, la cohésion sociale et territoriale du pays.
Sur le plan de la cohésion sociale, on sait que la faim a été éradiquée au Maroc depuis le début des années 2000, les facettes, absolue et multidimensionnelle, de la pauvreté tendent vers l'éradication, et l'élargissement de l'accès aux services sociaux s'y poursuit, à côté d'une progression de la scolarisation de base et de l'assurance-maladie. Cependant, la pauvreté relative, tout comme son corollaire, les inégalités sociales demeurent à des niveaux élevés. Près d'un Marocain sur cinq est dans la pauvreté relative mesurée à 60% de la médiane des dépenses de consommation (contrairement à la pauvreté relative dont le seuil évolue avec le niveau médian de vie, la pauvreté absolue est calculée par rapport à un seuil fixe, successivement actualisé par l'indice des prix à la consommation). Par ailleurs, dans le Rapport sur le développement humain (PNUD, 2017), le Maroc figure parmi les 35 pays les plus inégalitaires à l'échelle mondiale. Selon le même rapport, l'inégalité combinée en éducation, santé et niveau de vie s'y élève à 28,3%, ce qui équivaut à une perte de près de 30% du développement humain cumulé jusqu'à présent.
Comment interpréter cette situation pour le Maroc?
Ce niveau d'inégalité et de déperdition des ressources témoigne d'un modèle de développement sans doute efficace dans la lutte contre la pauvreté absolue, mais inefficace dans la réduction des inégalités et l'augmentation ou l'élargissement des catégories sociales moyennes. Les sortants de la pauvreté restent «coincés» dans le stade de la vulnérabilité sans toutefois se hisser au niveau des classes moyennes. Ce qui transforme la polarisation de la société pauvres/riches à vulnérables/très riches, autour d'une classe moyenne en difficultés sociale et économique.
Le modèle de développement creuse le déséquilibre social, accentue les craintes vis-à-vis de l'avenir, et se trouve, sans cesse, miné par l'érosion de la cohésion sociale sous les effets de la pauvreté et des inégalités. Ces dernières se conjuguent depuis 2011 à une hausse en dents de scie du chômage des jeunes, à un recul de l'activité économique de la femme et à une massification des jeunes dits NEET ou ceux à la marge de l'éducation, de la formation et de l'emploi. Majoritairement fils et filles de parents relevant des classes sociales moyennes dans le sens de groupes sociaux à revenus intermédiaires, cette catégorie de jeunes, souvent diplômés et tentés par l'émigration, est exposée à tous les risques d'endoctrinement et aux fléaux sociaux.
Ces inégalités s'expriment certainement sur le plan territorial, pouvez-vous nous expliquer comment se déclinent-elles ?
Tout à fait, sur le plan de la cohésion territoriale, le retard en développement humain d'une ville, petite ou moyenne, par rapport aux villes relativement développées amplifie les frustrations sociales collectives et les fractures spatiales. Ce qui fait du rattrapage du gap en matière de développement urbain et de la convergence territoriale des niveaux et cadres de vie, une autre forme de revendication sociale collective, un droit au développement équitable.
La réduction des écarts sociaux et territoriaux inter et intra villes et régions, ainsi que l'inversion de la massification de la marginalité et la pauvreté sentie supposent, en retour, une action ciblée sur les poches urbaines et rurales des déficits sociaux. L'ensemble des résultats et des conclusions montre, à cet égard, que la réduction de moitié des écarts régionaux avoisinerait, au rythme constaté entre 2000 et 2015, les 33 ans pour l'éducation, 13 ans pour la santé et 18 ans pour le niveau de vie.
Mais alors comment s'expriment les stratégies de prise en charge de ces inégalités au Maroc?
Pour des pays comme le Maroc où la pauvreté absolue et la faim sont quasiment éradiquées, les politiques publiques devraient être jugées non seulement par rapport à leur impact sur la vulnérabilité, le chômage et l'exclusion, mais aussi et surtout par rapport à l'allègement des inégalités sociales et des disparités territoriales.
En effet, la lutte contre les inégalités et les disparités se fonde, dans un système de protection sociale corporatiste similaire à celui du Maroc, sur des politiques publiques axées sur la discrimination positive, la fiscalité redistributive, la protection sociale et le lien social. Les ressources économiques ainsi obtenues et redistribuées devraient certes financer la lutte contre la pauvreté. Mais elles devraient aussi renforcer les moteurs clefs de la réduction des inégalités portant, entre autres, sur l'appui social à l'éducation, à la santé et à la formation des tranches défavorisées de la société.
Pareil investissement dans l'équité sociale et territoriale est stratégiquement payant à long terme, mais politiquement peu rentable à court terme. En tout cas, comparé à la lutte contre la pauvreté, il est moins privilégié comme outil de conquête du pouvoir.
L'Etat est ainsi responsable de l'optimisation de l'allocation des ressources entre l'allègement des inégalités et la réduction de la pauvreté. Sachant que tout recul des inégalités se traduit, à long terme, en une baisse de l'ensemble des formes de pauvreté. Il s'agit de construire une sécurité sociale élargie et une mobilité sociale ascendante qui créent un lien de solidarité entre tous les individus, les classes sociales et les territoires, et renforcent la capacité des vulnérables à s'insérer dans l'investissement public et privé dans le capital humain et le savoir-faire.
Au Maroc, comme le montrent les déclarations gouvernementales successives, les politiques de lutte contre les inégalités se confondent, jusqu'à présent, avec celles de la réduction de la pauvreté absolue et multidimensionnelle. Et, à terme, la lutte contre la pauvreté l'emporte sur l'atténuation des inégalités. En tout état de cause, les tendances récentes des niveaux de vie, entre 2000 et 2015, montrent, rappelons-le, que le recul des formes absolues de pauvreté a dépassé, et de loin, les valeurs cibles des OMD, mais il n'a pas entraîné de baisse des inégalités.
Si l'on prend en compte les limites objectives de lutte contre la pauvreté absolue, quelle devrait être la voie à suivre pour que les politiques publiques puissent être en mesure de servir l'objectif qualitatif de réduction à long terme des inégalités et non pas seulement la réduction de l'indice de pauvreté absolue?
En fait, la réduction des inégalités devrait se fonder sur une démarche préventive s'inscrivant dans le long terme et immunisant les individus, dès la petite enfance, des risques d'échec social. Les travaux effectués par l'ONDH (Rapport national du développement humain, 2017) montrent que l'inégalité des niveaux d'éducation est à la tête des causes de l'inégalité totale. Ils montrent aussi que la préscolarisation améliore les chances de succès scolaire et est même un déterminant du devenir social de l'individu. Expliquant 27,5% de l'inégalité totale des niveaux de vie, l'inégale survie dans le système scolaire conduirait, en cas de régression, à un allègement considérable de l'inégalité des situations. La différence des revenus des diverses catégories socioprofessionnelles, caractéristique de l'inégalité du capital matériel, explique, à son tour, 26,6% de l'inégalité totale. C'est dire que l'inégalité des situations peut être réduite de moitié à l'aide de l'allègement de la différence des niveaux d'éducation et de rendement des secteurs d'activité économique.
Ce constat est intéressant à plusieurs titres. Il justifie d'une part les réformes successives de l'éducation et, d'autre part, les ressources dédiées à la lutte contre les déperditions scolaires, celles consacrées, par exemple à l'appui social à la scolarisation. Il confirme que, loin des options de dons et d'aides forfaitaires, seule la dotation des individus en capital humain et en capital matériel réduirait, à la fois, les inégalités sociales, la pauvreté et les disparités territoriales. D'où l'intérêt des transferts sociaux conditionnés par l'éducation, la formation et la santé des jeunes générations en particulier. Autrement, les tendances observées par les inégalités et les disparités s'exacerberaient davantage, et continuent à menacer la durabilité sociale du développement du pays.


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