Suite à l'analyse du professeur ALi Sadjari, relative à la situation actuelle du pays, Aziz Lahlou, professeur d'analyse économique à l'ENA, réagit s'exprime pour dire son désaccord avec la politique actuelle de l'Etat. A la lecture de Aujourd'hui Le Maroc du 29 novembre 2002, mon attention fut attirée par une analyse de mon collègue et ami Ali Sadjari…Oui, comme il est entendu dans son propos je pense que la démocratie est souhaitable dans le cadre de la mondialisation. Mais d'abord celle des ventres pleins. Manger à sa faim, être éduqué et se soigner convenablement, sont, au Maroc, les premiers droits de l'Homme. Le libéralisme sans limite développé par la politique de l'Etat, confirmé par l'actuelle loi de Finances, profite surtout aux nantis, qui ont déjà les moyens d'exister. Je pense que pour créer ici un rapport de forces avec le capital mondialisé, il faut s'appuyer sur la volonté populaire, c'est-à-dire la nation. Toute régulation qui méconnaît cette réalité n'est que l'alibi du capital, pour progresser. Aujourd'hui, la dérégulation généralisée, et d'abord celle des mouvements de capitaux, aboutit à la mise en concurrence féroce des multinationales. Le gouvernement et les décideurs nationaux ne peuvent que s'incliner devant les conditions dictées par le capital étranger. Et clair, le capital mondialisé ne pourra pas toujours exiger des taux de rentabilité de 15% alors que la croissance, ici, tourne autour des 3%. Combien de temps cela durera-t-il? Ces ruptures sociales n'entraînent pas seulement la paupérisation de la campagne. Elles contribuent à nourrir l'insécurité de nos villes et la ghettoïsation de nos quartiers. Ici, au Maroc, la citoyenneté ne peut réussir que si la cohésion sociale est maintenue. La lutte des classes, hier, était claire. Il y avait d'une part les détenteurs du capital, de l'autre les travailleurs. Aujourd'hui, les critères de rentabilité sont devenus insupportables. Et l'adversaire nous enferme dans un nouveau clivage et même un dilemme puisque les plus exigeants en matière de rentabilité sont ces fameux fonds de pensions qui regroupent des salariés eux-mêmes retraités, c'est-à-dire des travailleurs. C'est cette logique de fonctionnement du système que je récuse, et ceux qui ne la constatent que pour s'y rallier. On ne peut plus être Marxiste au sens conventionnel du terme parce qu'il n'y a plus la classe exploitée d'un côté et la classe exploiteuse de l'autre, étant donné que la classe exploiteuse a mis dans son camp les meilleurs éléments des classes exploitées. Nous avons donc d'un côté l'élite mondialisée et de l'autre la majorité, celle des laissées-pour-compte. Je reconnais qu'au Maroc, les exploités sont largement majoritaires. Mais, c'est cette dynamique propre du capitalisme qu'il faut combattre car elle tend effectivement à dissoudre la sociologie traditionnelle des classes sociales au profit d'une nouvelle sociologie; une nouvelle élite, individualiste, égoïste, se constitue en s'inscrivant dans le circuit de création de richesse qui accompagne l'essor du grand capital. L'astuce, des libéraux, c'est de susciter le capitalisme le plus féroce à partir des capitaux des salariés les plus modestes. Je ne pense pas qu'on puisse se contenter de dénoncer une régression morale. Devant les libéraux, je pense que ce sont les nouvelles conditions de la lutte sociale qu'il faut imaginer et mettre en œuvre. Je pense que le nationalisme n'est une réponse et qu'il faut inventer un nouvel internationalisme des travailleurs en réponse à l'internationalisme des capitalistes. On nous vend comme régulation des institutions comme le F.M.I. ou la Banque mondiale qui ne sont rien d'autre que le pouvoir des réseaux, des oligarchies, eux-mêmes totalement inscrits dans la logique de mondialisation du capital . J'y vois un alibi, une caution, qui redoublent les effets de rupture, de fracture de la mondialisation libérale que défend la politique gouvernementale. Je pense à une formule célèbre de Jean Jaurès : «Un peu d'internationalisme éloigne de la nation, trop d'internationalisme rapproche de la nation». En politique,tout est affaire de rythme. Un pays qui tend vers un libre choix croissant se désarticule, ses membres sont incapables d'œuvrer pour un but commun et, enfin, la perte de confiance des citoyens dans ses institutions. C'est pour cela que les Islamistes gagnent du terrain au Maroc. Dans un tel contexte, il est vital que le Maroc mette en œuvre des logiques redistributives fortes. Du travail et pas de charité. C'est ce que réclament les Marocains. Cela implique des projets collectifs, des projets de société clairs, qui vont à l'encontre des logiques individualistes dominantes que défend le gouvernement Jettou et que Ali Sadjari dénonce à sa façon et il a tout à fait raison de le faire. • Aziz Lahlou Professeur d'Analyse Economique à L'E.N.A.