Que va devenir la coalition de Bulent Ecevit à l'issue du scrutin législatif de dimanche? Divisée, elle risque d'être mise à mal par la montée du parti islamiste modéré AK et le mécontentement des électeurs turcs. Ce dimanche, la Turquie organise des élections législatives cruciales non seulement pour son futur paysage politique interne, mais aussi pour son avenir international et sa possible entrée au sein de l'Union européenne. L'organisation même de ce scrutin -qui devait se dérouler en avril 2004- avait été provoquée par le départ de plusieurs ministres et de plusieurs députés à partir du 8 juillet 2002. La plupart de ces démissionnaires étaient des membres, et pour certains des piliers du parti du Premier ministre, la Gauche démocratique (DSP). Conséquence : la DSP est devenue minoritaire au Parlement et deux autres partis sont venus étayer la gauche turque : le Parti de la nouvelle Turquie (YT) créé par l'ex-chef de la diplomatie Ismail Cem -il regroupe 60 ex-députés du DSP- et le Parti républicain du peuple (CHP) de Deniz Baykal rejoint par l'ex-ministre de l'Economie, Kemal Dervis. Pourquoi ces scissions ? Le fonctionnement chaotique du gouvernement géré par un Bulent Ecevit, malade et absent de la scène politique depuis mai dernier, a largement été évoqué. Les démissionnaires ont fait valoir la phase historique dans laquelle se trouvait -et se trouve encore- la Turquie. Pressé à la fois par Bruxelles, qui conditionne sa candidature dans l'UE à l'accélération de ses réformes, et par le FMI, partenaire du redressement de son économie, le pays ne peut en effet plus se permettre d'attendre. Isolé politiquement et affaibli physiquement, Bulent Ecevit avait pourtant dans un premier temps refusé l'idée d'un scrutin anticipé. Il avait notamment brandi la menace d'une victoire des islamistes du parti de la justice et du développement (AK), alors en tête des sondages, et la possible remise en cause du processus de réformes. Une telle éventualité irritait surtout la hiérarchie militaire, implantée dans toutes les instances politiques et gardienne de la laïcité du pays. Finalement lâché par son allié le MHP, qui avait menacé de quitter l'exécutif, Bulent Ecevit s'était finalement résigné. Le Parlement en vacances avait été rappelé à la hâte, pour voter le 31 juillet l'organisation d'élections législatives anticipées fixées au 3 novembre. Comment se présente donc ce scrutin ? Même considérés comme peu fiables, les sondages sont unanimes depuis des semaines sur la victoire du parti islamiste modéré AK. Le DSP et son allié de la Mère patrie (ANAP), qui en 1999 avaient remporté 222 des 550 sièges au Parlement, risquent quant à eux d'être tout simplement éliminés ! Le mouvement nationaliste d'extrême droite (MHP) peinerait enfin à obtenir le seuil des 10% de suffrages nécessaires à toute représentation parlementaire. Avec 30% de voix attendues, AK, créé depuis tout juste 15 mois à la suite de la dissolution du parti de la Vertu (Fazilet), serait donc l'unique grand vainqueur. Son leader, l'ex-maire d'Istanbul, Recep Tayyip Erdogan, déclaré inéligible malgré les protestations de l'Europe, ne pourra cependant pas devenir Premier ministre. Critiqué par le Premier ministre et l'armée, AK n'a eu de cesse durant ces dernières semaines de répéter qu'il n'était pas «islamiste» et qu'il respectait les statuts laïcs de l'Etat fondé par Mustafa Kemal Etaturk. Il s'est aussi affiché comme un parti de droite, pro-OTAN, pro-FMI et pro-européen ! Ce qui n'a pas empêché, mardi, le chef d'état-major turc, le général Hilmi Ozbok, d'avertir que l'armée demeurait déterminée à lutter «contre le terrorisme, le racisme et le fondamentalisme religieux». Si puissante en Turquie, l'instance, qui dirige le Conseil national de sécurité, pourrait-elle encore intervenir dans la vie politique comme elle l'a déjà fait par le passé ? Après trois coups d'Etat, dont le dernier en 1980, l'armée avait réussi à pousser vers la sortie le premier gouvernement islamiste du pays, dirigé par Necmettin Erbakan, en 1997. Les généraux, comme leurs alliés politiques, devront cette fois-ci faire preuve de patience et de tact à un moment où la Turquie s'emploie à convaincre l'Union européenne de son engagement démocratique. Mis en attente lors de la réunion de la Commission européenne à Bruxelles le 9 octobre dernier, le pays a été pressé de faire plus d'efforts en matière des droits de l'Homme, notamment en abolissant la peine de mort et en accordant plus de droits culturels aux Kurdes. L'UE, lui, a aussi demandé d'intervenir dans le processus de réunification de l'île voisine de Chypre, futur membre de l'UE, divisée entre un nord turc et un sud grec. Vexée par ce recalage, Ankara a reporté tous ses espoirs sur le prochain sommet des chefs d'Etat et de gouvernement des Quinze à Copenhague en décembre prochain. Vue comme une dernière chance, cette réunion, dédiée aux aspects politiques de l'élargissement de l'UE, pourrait revoir les prétentions turques à la hausse. A condition que le pays agisse en bon élève ce dimanche… Conscient d'un tel enjeu, l'Etat a déjà dû lâcher du lest en autorisant le DEHAP, tout nouveau parti pro-kurdes, à participer au scrutin alors qu'il en avait dans un premier temps écarté.