«L'islamisme à la turque» n'est pas une vaine expression. Ouvert sur l'Europe, l'AKP a su séduire au point d'arriver en tête des sondages relatifs aux futures législatives. Sous le regard malveillant de l'Etat et de l'armée. La Turquie vit actuellement une crise politique telle que le Parlement en vacances a été convoqué lundi pour avancer la date des élections législatives prévues en 2004. Et après plusieurs revirements, le premier ministre en faillite, Bulent Ecevit, a lui aussi décidé de ne plus s'opposer à une telle échéance qui menace pourtant sérieusement son avenir et celui de son parti. Plusieurs sondages annoncent en effet un échec cuisant de l'actuelle coalition gouvernementale perturbée par une vague de démissions. Le parti de Bulent Ecevit, celui de la Gauche démocratique (DSP), ne dépasse actuellement pas les 2% d'intentions de vote. Ses deux partenaires, l'Action nationaliste (MHP, ultra-nationaliste) et l'ANAP (le parti de la Mère patrie), avoisinent seulement les 10 %. AKP, le Parti de la justice et du développement, remporterait lui entre 20 et 23 % des voix, ce qui constituerait une entrée en force des islamistes au Parlement turc. Ce scénario est cependant loin d'être acceptable pour l'élite du pays contrôlée depuis 1980 – date du dernier des trois putschs - par l'armée, infiltrée dans la totalité des instances politiques. Si le MHP, principal allié des militaires, et l'ANAP ont tourné le dos au chef du gouvernement en réclamant avant lui la tenue d'un scrutin anticipé, ils comptent certainement sur un affaiblissement du parti islamiste. Son leader Recep Tayyip Erdogan est en effet sous le coup d'une nouvelle exclusion de la vie politique, bannissement déjà été opéré lorsqu'il était maire d'Istanbul. Il avait même été emprisonné durant 10 mois cette année-là, en 1997, pour avoir repris dans un discours les propos de l'un des fondateurs du nationalisme turc Gökalp. Pour les mêmes raisons, la commission électorale lui a interdit en début de semaine de se présenter en tête de liste de son parti. Ses 53 députés ont promis de le défendre, allant jusqu'à rallier d'autres formations – dont le DYP (centre-droit) – pour provoquer la convocation du Parlement et avancer le scrutin initialement prévu en 2004. Outre le soutien de ses fidèles, M. Erdogan peut aussi compter sur l'appui d'une population qu'il a largement séduite depuis ses activités de maire. Il a fait de son parti, créé en août 2001, une formation dite «d'islamisme modéré» capable de proposer un programme social et de s'éloigner des thèses plus radicales d'antan. Ses partisans sont en majorité des ouvriers et paysans, et son discours se veut moderne. Se disant ouvert aux femmes, l'AKP a surtout compris que la question qui divise aujourd'hui les Turcs est celle de l'adhésion à l'Union européenne. Une étape sur laquelle le parti se dit favorable, allant dans le sens de la tendance générale du pays. AKP a ainsi rallié nombre d'électeurs déçus par la persistance de la crise économique, le retard des réformes nécessaires à l'ouverture des négociations entre Ankara et Bruxelles, le clientélisme, la corruption… «La modernisation, et avec elle la sécularisation, était le projet d'une élite en Turquie», expliquait récemment le Dr Talip Kucukcan, directeur du Centre des Etudes islamiques d'Istanbul. Et d'ajouter que «les gens en Turquie sont des musulmans sincères et, pour beaucoup, l'Etat leur est hostile». Ce sentiment s'est d'ailleurs vérifié tout au long de l'histoire politique nationale, et surtout depuis la création de la Cour constitutionnelle turque en 1962. Plus d'une vingtaine de partis, islamistes, communistes ou bien pro-kurdes ont été dissous par cette instance placée depuis sur la tutelle militaire. L'ancêtre d'AKP, le parti de la Vertu (ou Fazilet, FP), était la quatrième formation islamiste à être interdite en juin 2001 malgré la présence de 102 députés – démis de leurs fonctions - au Parlement. Lui-même était né de l'interdiction du Refah en 1998, et avant du parti du Salut national (MSP) et de l'Ordre national, respectivement dissous dans la vague de répression des deux coups d'Etat militaires de 1980 et 1971. Ces trois premières mouvances étaient liées à Necmettin Erbakan, patron de l'islamisme politique turc, et vice-Premier ministre dans trois gouvernements de coalition entre 1974 et 1978. Il était même devenu le premier islamiste à devenir chef du gouvernement turc en 1996 suite à la victoire du Refah - 21,3% des voix lors des législatives de décembre 1995. Mais dès juin 1997, M. Erbakan avait démissionné sous la forte pression de l'armée qui s'est positionnée comme gardienne des principes laïcs de la République turque. L'année suivante, lui et cinq de ses collaborateurs ont été interdits de politique pour cinq ans, toujours pour «activités anti-laïques». En 2001, Bulent Ecevit s'était montré réticent quant à l'éviction du Fazilet, conscient des retombées que cela aurait sur l'image de la Turquie, officiellement candidate à l'Union européenne depuis décembre 1999. Il n'avait pas tort, l'UE avait largement condamné cette interdiction par la Cour constitutionnelle comme celles de partis pro-kurdes, considérées comme des atteintes aux libertés et au pluralisme démocratique. Une démocratie qui joue décidément des tours à un principe de laïcité défendu de façon trop autoritaire et archaïque, dans ce pays majoritairement musulman.