Entretien. C'est très probablement l'un des plus grands réalisateurs dans le monde. Certains le considèrent même comme le plus grand de tous. David Lynch livre à ALM les dessous de son monde. ALM : Dès « Elephant man », vous avez marqué le cinéma en visionnant le monde du point de vue d'un personnage difforme… L'intérieur et l'extérieur, qu'est ce-qu'ils représentent pour vous? L'intérieur et l'extérieur ! C'est un sujet aux limites infinies. On peut en parler pendant des jours et des jours sans en épuiser la substance. On peut en parler aussi longtemps qu'on le voudra sans réussir à dire combien ce sujet est beau. On regarde la surface des choses comme devant une image lorsqu'on ouvre les yeux. L'œil aperçoit ce qu'il voit, mais on sait que sous cette surface qui se donne aux yeux se cachent bien des choses. Sous le visage social des gens, sous la surface d'une chaise, sous ses matériaux, ses molécules, ses électrons. Et c'est dans la face cachée des choses que réside leur force. Ne pas chercher à en pénétrer le mystère, c'est passer à côté de l'essentiel. Cette préoccupation de la face interne des choses est si excitante qu'il ne m'est pas possible de faire du cinéma en l'occultant. Le cinéma, parce qu'il peut exprimer des abstractions, se prête à cette aventure à l'intérieur des surfaces. Mais cette recherche doit être fondée sur des idées simples qui entrent dans la trame d'une histoire de façon à rendre cet objet intérieur un tant soit peu intelligible pour le spectateur. Mais aussi simples qu'elles puissent être, les idées sont aussi porteuses des dessous des choses. C'est le vertige du dessous des surfaces. C'est comme un lac qui réfléchit les détails d'un paysage. On pense à une surface solide, mais dès que l'on met le pied, elle se dérobe pour nous entraîner dans des profondeurs que l'on ne soupçonnait pas. Et c'est ce genre d'idées qui m'intéressent. existe-t-il pour vous une différence entre réalité et fiction, rêve et vie ? (Long silence… Rires) Il y a trop de choses dans la vie, dans la surface de la vie, et puis en dessous, de façon sous jacente, des myriades de détails. Et pourtant à la base un principe unificateur responsable, en fait, de tout l'édifice. Le cinéma peut parler de tout cela, de ces idées, de ces abstractions, car il est un porteur unique de sensations, il ouvre toutes les portes. En ce sens, le cinéma est un médium magique. Rêve et vie ! Dans le cinéma, la distinction entre les deux ne veut pas dire grand-chose. Seul l'avènement de l'instant cinématographique compte ! Que pouvez-vous dire sur l'influence des autres, cinéastes ou écrivains, sur vos films ? Non ! Je pense que l'on peut apprécier le travail des autres, mais Fellini est Fellini et je n'ai pas à être Fellini. Je peux être inspiré par une œuvre, mais je ressens le besoin vital de me saisir de mes idées, d'en apprécier la teneur, d'en tomber amoureux pour leur donner corps dans mes œuvres. C'est de cela qu'il s'agit. Chaque homme développe des idées qui se rapportent à son expérience de la vie, sa vision des choses, son angle de vue. Au bout du compte, c'est cet angle qui distingue des milliers d'artistes traitant d'un même sujet. Je ne fais qu'exprimer mes idées d'un point de vue qui m'est propre. Qu'est-ce que vous avez cherché à dire dans l'histoire de « Sailor and Lula » ? C'est une histoire d'amour dans un monde complètement fou. J'ai toujours dit que «Sailor and Lula» est une histoire d'amour moderne. La raison pour laquelle je dis que cette histoire est moderne est que l'homme traite la femme avec beaucoup de respect, et réciproquement. Le message que le film communique, c'est que l'amour entre un homme et une femme ne peut être qu'ainsi. Le héros des temps modernes, ce héros qui vit une histoire d'amour avec une femme est un homme quelconque, mais dévoré par la soif de vivre. Il rencontre une femme tout aussi quelconque, mais cherchant à être follement aimée, et ce indépendamment du confort social qu'il peut lui apporter, des règles de bienséance et du politiquement correct. Et le plus drôle, c'est que le monde est devenu encore plus fou qu'à l'époque du tournage de ce film. Que pouvez-vous répondre aux personnes qui jugent vos films difficiles, incompréhensibles, comme « Mulholland Drive » ? Écoutez ! Quand vous faites une chose, vous êtes mû par le désir de la communiquer à d'autres. … La seule raison pour laquelle on crée quelque chose est le désir de la partager avec d'autres. Le moteur de la création est un destinataire. Mais vous réalisez vite qu'il n'y a pas une seule idée que vous pouvez traduire de façon intelligible par tous. Le cinéma n'échappe pas à cette vérité. Les gens ont leurs propres goûts, leurs idées arrêtées sur un fait esthétique, alors quand vous réalisez une œuvre, les gens réagissent très différemment. On est tous différents les uns des autres, c'est ainsi que va le monde. Mais je garde l'orgueil peut-être et surtout l'envie de toucher des spectateurs inconnus, pour que tout au fond d'eux-mêmes ils soient saisis par l'impression que nous parlons la même langue, que nous nous comprenons à mi-mot et même qu'entre nous, il est nombre de choses qui vont sans dire.