Mohamed Melehi a contribué pendant les années soixante et soixante-dix à l'essor de la peinture marocaine. Ce témoin privilégié de la peinture moderne dans notre pays, parle de son expérience en tant que peintre et de l'évolution des arts plastiques au Maroc. Vous avez commencé à peindre en quelle année ? Mohamed Malehi : Mon expérience en tant que peintre a commencé en 1957 à Rome. C'est dans cette ville que j'ai connu les sensibilités artistiques qui m'ont ouvert à d'autres horizons. Là-bas, j'ai rencontré beaucoup d'Américains. Une poignée d'intellectuels qui se ressemblaient autour de l'écrivain Moravia et du poète Ungaretti. Dans ce milieu-là, se tissait une culture libre de toute contrainte. Ayant vécu dans cette atmosphère-là, quand je suis rentré au Maroc, je ne pouvais pas concevoir qu'on soit artiste sans réflexion préalable et sans mettre la main aux affaires socioculturelles. Faire de l'art, au Maroc, tout seul dans une espèce de tour d'ivoire. Ce n'était pas viable, et ça ne pouvait pas mener très loin. Seul un travail collectif, d'un groupe, pouvait permettre de rattraper le retard. Donc, dès le début, j'ai mêlé d'autres personnes à la problématique culturelle. À commencer par mes compagnes – Toni Marraini et Mme Safieddin. Et qu'avez-vous fait dans ce sens ? J'ai œuvré pour la création de revues culturelles, pour des expositions à but non lucratif. J'ai lancé l'exposition-manifeste, en avril 1965, au théâtre Mohamed V. Une exposition collective sans catalogue, mais avec un manifeste. Sans prix de tableaux. Les oeuvres étaient d'ailleurs signées au verso. On voyait l'art sans savoir à qui il appartenait précisément. Les seules personnes qui ont marché avec moi dans cette entreprise sont les peintres Belkahia et Chebaâ. Cette exposition a fait l'effet d'une gifle, parce qu'elle portait un message dont la teneur se résume, en somme, en ceci : on ne va pas dans les halls des hôtels pour exposer, une exposition n'est pas une opération de vente, c'est aussi une formulation de concepts, de points de vue et d'idées. Les gens n'étaient pas préparés à ce souffle nouveau ? A cette époque-là, les seuls noms de peintres qui étaient sur les bouches des amateurs sont ceux des Naïfs. Une élite européenne voyait dans leurs œuvres une certaine fraîcheur et une soit-disant harmonie avec la culture marocaine. Les premiers artistes marocains ont répondu aux attentes de ces Européens. Que ce soit Yacoubi, El Hamri, Ben Allal, El Ourdighi ou Aït Youssef. Ils ont été tous poussés à faire du naïf. Le public occidental qui les a encouragés à poursuivre cette voie pensait, à tort évidemment, que la société marocaine était seulement capable de produire de l'art spontané et non pas de l'art réfléchi. Vous êtes l'un des premiers à avoir fait de l'abstraction géométrique au Maroc. Quand j'ai montré mes tableaux pour la première fois au Maroc, à la galerie Bab Rouah, en 1965, j'ai été attaqué par un journaliste. Il me taxait de nihiliste, d'une personne nourrie de culture américaine et qui introduit un langage pictural qui ne correspond pas du tout à la société marocaine. À la lecture de cet article, j'ai accroché un tapis rural – un vrai tableau. Et les gens qui voyaient ma peinture à côté de ce tapis ont compris le lien profond entre mon art non figuratif, symbolique, géométrique qui se base sur une échelle chromatique et un tapis fabriqué au Moyen-Atlas. En dépit des années, vous êtes resté fidèle à l'abstraction géométrique. En introduisant tout de même des figures. Vous savez, il existe un concept fondateur à ma peinture. J'ai un style qui constitue l'identité de ma peinture, mais cela ne m'empêche pas de changer d'écriture. Une fois que l'on définit un alphabet de création, on nage avec. Vous avez occupé des postes de responsabilité au Ministère de la Culture. Qu'avez-vous fait dans ce sens pour la promotion de l'art ? Mon acceptation d'occuper un poste au Ministère de la Culture s'inscrit dans la continuité de mon combat au service de l'art. Un artiste est mieux désigné que n'importe quelle autre personne pour changer les choses dans ce domaine-là. Un non-artiste qui occupe un poste d'administration, n'aura jamais le courage de changer les choses. Vous pensez avoir réussi à changer les choses ? J'ai fait des tentatives ! Mais je pense que ce n'est pas à moi de dire si j'ai réussi ou non. Cela dit, je peux énumérer certaines données. Avec mes collègues, j'ai installé un nombre de balises qui guident l'artiste qui veut pratiquer son art dans notre pays. Deux instituts ont vu le jour. Le salon du livre a été créé. Les semaines culturelles dans des pays comme la Chine, l'Allemagne, le Portugal, l'Angleterre, l'Egypte ont été inaugurées. C'est notre façon d'exporter l'art vivant en dehors de nos frontières. Mais je tiens à préciser que l'Etat ne peut pas promouvoir la culture. C'est un très mauvais manager culturel. Lorsqu'il veut agir, il est limité par une série de textes qui émanent de la source de financement. La culture est une affaire de tous. Et le mécénat a un rôle prépondérant à jouer dans ce sens. Ce n'est pas d'ailleurs propre au Maroc. La culture ne fonctionne que par l'impulsion des initiatives privées. C'est très clair ! Les pays où la culture devient un produit qui rapporte, ils ne comptent pas sur l'aide de l'Etat. Comment évaluez-vous la jeune peinture marocaine ? Lorsque j'ai commencé à peindre, il y avait 20 peintres. Aujourd'hui, il y en a 1000. Et je défie quiconque de trouver, parmi ces mille nouveaux peintres, vingt qui soient de véritables artistes. En entrant chez un encadreur, on comprend vite ce que les jeunes peignent. L'encadreur encadre une œuvre qui a été déjà acquise. J'en déduis que la jeune peinture marocaine a emprunté une voie catastrophique. Les jeunes peintres font des meubles, ils ne créent pas des peintures qui peuvent devenir demain des œuvres d'art. Ils font des objets pour agencer un espace, parce que la clientèle qui leur réclame cela est ignorante. Les gens qui ne savent rien à l'art imposent leurs idées aux jeunes artistes qui, encore fragiles, tombent dans le piège de la vente. Ils font ce que les gens attendent d'eux. Or, s'il y a une chose qui témoigne de la vigueur d'une œuvre, c'est bien sa subversion à la norme. Cela dit, il existe des exceptions heureuses. Et je tiens à saluer l'œuvre très importante que l'artiste Hassan Darsi est en train de construire.