Je suis ravi de revoir mon ami Ba Jalloul. Il porte toujours aussi bien sa cinquantaine, d'une élégance soulignée par un chapeau noir à large rebord posé sur ses longs cheveux cendrés coiffés vers l'arrière. Ses deux pékinoises, allongées près de sa chaise, dévisagent les clients avec les yeux d'habituées du café. Notre ami Hamid nous rejoint. Ba Jalloul pose rarement des questions. – Tu as l'air soucieux, lui dit-il. – Il y a de quoi, répond Hamid. Lorsque Ba Jalloul pose une question, il pose rarement une seconde. Vous êtes supposé tout lui raconter. – On s'est lancé dans un projet avec un groupe d'amis, explique le nouveau venu. Ba Jalloul lève les yeux, le regard interrogateur. – Non, pas un projet commercial, précise aussitôt notre ami. On veut juste aider des gens dans le besoin. Ba Jalloul baisse les yeux, pour replonger dans son journal. Une manière de signifier que le sujet ne l'intéresse pas. Hamid n'en a cure. Il poursuit : – On voudrait organiser une rencontre où nous allons réunir des femmes, des jeunes, des handicapés. Oh, rassure-toi, c'est pas de la charité. Ils ont tous des projets d'activités professionnelles qui vont leur permettre d'améliorer leurs conditions de vie. Ils souhaitent juste qu'on les aide à réaliser leurs projets. Ba Jalloul relève les yeux. Ça l'intéresse. – C'est bien ce que vous voulez faire, dit-il. Où est le problème ? – Le problème est que rien n'est gratuit. Il faut un lieu où héberger tout ce monde, prévoir des repas, inviter des experts, donc des honoraires, monter des dossiers… Bref, il faut ce qu'il faut. – Et alors ? – Et alors on s'est imaginé que notre action allait susciter de l'intérêt, puisqu'il s'agit d'aider des gens dans le besoin, pas vrai ? On a monté un dossier qui explique le projet, ce qu'on en attend, les retombées, le budget, la communication qui sera faite afin que les soutiens aient un retour sur image. Ba Jalloul fixe Hamid avec un regard sceptique. Il attend la suite. – Attends, malins comme nous sommes, on a été voir les pubs des événements sportifs, culturels, musicaux organisés ces derniers temps. On a repéré les sponsors, la crème des entreprises quoi. Bien sûr, on n'a pas contacté tout le monde, mais on a tapé à bien des portes avec notre foi et un dossier solide qui montre l'impact social attendu. – Et vous vous êtes retrouvés le bec dans l'eau ! jette Ba Jalloul, d'un ton sarcastique. – … ouais… laisse tomber Hamid, penaud. Comment tu le sais ? – Normal. Il y a une logique que toi et tes béotiens d'amis n'avez pas respectée. Hamid reste coi, ne sachant que dire. – Tu crois que vous êtes les seuls à organiser des activités sociales ? Tu sais combien de demandeurs approchent les institutions que tu as sollicitées ? En plus, votre dossier est-il fait de manière professionnelle ? Tu t'adresses à des professionnels qui raisonnent intérêt réciproque. Le Win Win, tu sais ce que c'est ? Alors, refus ne veut pas dire désintérêt. – Il y a du vrai dans ce que tu dis. Pourtant, certains affichent des résultats financiers mirobolants. Je suis malade de voir ceux qui ne font qu'amuser la galerie sans faire bouger la société d'un pas, mais qui fonctionnent comme des machines de guerre qui réunissent autour d'elles une foule de donateurs. Non Ba Jalloul, je ne suis pas naïf. Le monde est régi par la logique de l'accumulation des richesses. On engraisse des actionnaires qui passent leur temps à compter et à recompter les bénéfices engrangés. Les démunis qui se débattent pour le strict minimum, c'est pas leur souci. Voilà la triste réalité de l'humanité. – Décidément, tu es et tu resteras un naïf impénitent, doublé d'un entêté obtus. – Peut-être. Heureusement que tu n'as pas raison sur toute la ligne. Tous ne sont pas des champions du superflu dans ce pays. Les béotiens que nous sommes ont réussi à mobiliser des institutions et des personnalités qui ont le cœur au creux de la main. Et ils sont plus nombreux que tu ne le crois. Grâce à eux, les naïfs entêtés de cette terre peuvent continuer à creuser leur sillon et à répandre un peu de réconfort dans ce monde aride.