L'écrivain Driss Korchi vient de signer aux éditions Orion son roman intitulé «La Danse sur les clous». La narration à la première personne permet au personnage-narrateur de structurer le récit sur les personnages, et sur des notions vitales de ce qui fait leur monde ou ce qui est en lien direct avec leurs univers mentaux ; ils partagent un monde qui leur est hostile à plusieurs registres. Leurs liens qui sont essentiellement affectifs s'oblitèrent pour laisser une large place à une situation, celle qui nous est donnée par le titre : la dans sur les clous, c'est-à-dire un état de torture et de douleur liée à cette torture. Autour d'eux, une machine infernale les essore au point de faire d'eux des ombres d'eux-mêmes. S'ils sont jeunes, ils portent en eux les promesses les plus généreuses et les plus idéalistes ; et c'est une peine perdue que leurs tentatives de rester debout dans ce monde sans merci. Ils verront ainsi leurs rêves s'effondrer les uns après les autres. Et les voilà qu'ils partent à la débandade pour se chercher, et boire leurs verres de malheur jusqu'à la lie. C'est une erreur que de croire qu'ils capitulent même quand ils baissent les bras. Au contraire, ils font preuve d'une vaillance rare et d'un entêtement héroïque, à l'heure même où ils avaient accepté de jouer le jeu suranné de la culture qui brille de mille éclats dans les pages de ce texte lumineux. Axée principalement sur les personnages, la narration de M. Korchi est maîtrisée de bout en bout. Le rythme de la danse sur les clous est rapide, vertigineux et endiablé. Il donne le tournis. Un plaisir. « La Danse sur les clous » n'est pas un roman d'apprentissage quoique axé sur des personnages jeunes, assez formés pour aimer le vénérable personnages soufi Alhallaj, et encore assez éduqués pour manifester un intérêt certain pour la conjoncture, à l'image de l'envahissement des troupes américaines de l'Irak qu'ils jugent sévèrement. C'est un roman de désapprentissage car les personnages ne portent aucun message, des esthètes qui savourent l'instant et n'ont cure des aléas de la vie ; ils sont entraînés dans un engrenage qui aspire par tous les moyens à les déshumaniser, les rendre vulnérables à l'excès. Les déceptions se suivent et ne se ressemblent pas ; celle du personnage–narrateur avec la bien-aimée Zhor qui n'arrive pas à se définir dans son rapport au personnage qui ne sait à quel saint se vouer; elle renie cet amour qu'elle lui vouait dans un passé récent, et consent à sacrifier sa personne dans un mariage conventionnel. D'autres personnages meurent ainsi que leurs rêves ; une mort physique cette fois-ci, celle de Khalid qui décède de manière inexplicable ; on ne sait ni le meurtrier ni le mobile du crime : comme si aucun motif n'est recevable quand il s'agit de meurtre. Le rythme du récit est vertigineux ; les événements se succèdent et les personnages se vident de leurs substances à force de subir les avanies des temps ingrats. Le style de cette fiction est luxuriant ; il permet d'assurer les jonctions entre les éléments de cet univers fortement disloqué. Il y a une fougue dans le lexique et dans la syntaxe de ce texte qui réussit la synthèse très heureuse sous-entendue par cette danse sur les clous. Roman de l'inquiétude extrême, du summum du désarroi. Restent les personnages qui demeurent profondément sympathiques et attachants mais qui refusent notre pitié ; ils jouissent d'une force de caractère qui leur permet de rester debout dans ce déluge de tristesse que constituent leurs vies; c'est cela qui fait leur grandeur, une grandeur tout humaine.