Consécration tardive d'une vie passée en politique et jalonnée d'épreuves, Joe Biden, 77 ans, entrera dans les livres d'histoire comme l'homme qui a fait tomber Donald Trump. Après les tragédies familiales, deux premières tentatives présidentielles ratées et une campagne bouleversée par la pandémie, le vétéran de la politique va accomplir son rêve: pousser à nouveau les portes de la Maison Blanche, cette fois dans les habits de président. «Restaurer l'âme de l'Amérique»: se présentant en rassembleur face à un Donald Trump qu'il accuse d'avoir «déchiré» le pays, l'ancien vice-président sera resté fidèle à cette promesse de campagne depuis les premiers instants de sa candidature, en avril 2019, jusqu'à la victoire. Celui qui deviendra, en janvier, le plus vieux président des Etats-Unis a juré de tendre la main aux électeurs du tempétueux milliardaire républicain. «Nous ne sommes pas des ennemis», a-t-il lancé dans les dernières heures d'une élection marquée par une agressivité sans précédent. C'est dans un brusque passage du triomphe à la douleur qu'il avait démarré, à seulement 29 ans, sa carrière nationale. Jeune sénateur-élu de son Etat du Delaware, il fête, fringant et entouré de sa famille radieuse, la victoire en novembre 1972. Un mois plus tard, son épouse et sa fille d'un an étaient tuées dans un accident de voiture, ses deux fils blessés. Ce drame, puis la perte de son fils aîné en 2015, nourrissent l'empathie qu'il offre aux Américains. La compassion, Joe Biden en a fait l'un de ses plus célèbres traits de caractère politique. En 2020, le port altier de ses débuts est toujours là et les grandes envolées passionnées aussi. Mais le vieux lion de la politique ne remplit plus ses costumes bien taillés comme à ses grandes heures de vice-président de Barack Obama. Debout, ses jambes semblent désormais fragiles. Et sa fine chevelure blanche cache mal son crâne. Certains, même parmi ses soutiens, craignaient que Joe Biden, enclin aux gaffes et dérapages, ne trébuche, voire s'effondre, lors de sa longue bataille contre Donald Trump, tribun de 74 ans au style plus agressif. La pandémie de Covid-19, qui a brusquement paralysé la campagne en mars, l'a privé de l'un de ses atouts: le contact direct avec les électeurs. S'il a repris fin août un rythme plus soutenu de voyages, son respect strict des consignes sanitaires a largement bridé sa présence sur le terrain. Et, selon ses détracteurs, lui a permis de mener campagne loin des électeurs, en évitant souvent la presse. Donald Trump, qui le surnomme «Joe l'Endormi», raille les questions «faites pour un enfant» que les journalistes lui posent, et ne manque pas de l'attaquer sur sa forme. Les bredouillements et égarements de Joe Biden, bègue dans son enfance, tournent en boucle sur les comptes Twitter «trumpistes». Et l'entourage du milliardaire décrit carrément le démocrate comme un vieillard sénile. L'ex-bras droit de Barack Obama avait signé un revirement historique en politique américaine lorsqu'il avait décroché, au printemps, une victoire triomphante à la primaire démocrate. Jugé par certains trop vieux, trop centriste, Joe Biden avait encaissé trois premiers échecs cuisants, avant de remporter une large majorité en Caroline du Sud grâce aux suffrages des électeurs afro-américains, pierre angulaire pour tout démocrate briguant la Maison Blanche. Fort de cette victoire, le candidat avait rallié rapidement les soutiens des autres modérés, puis battu son grand rival Bernie Sanders. Contrairement à l'âpre et longue bataille de 2016 entre ce dernier, socialiste autoproclamé, et Hillary Clinton, Joe Biden avait réussi à vite rassembler l'aile gauche du parti, animée par un même objectif: battre Donald Trump. Reste à voir si le «rassembleur» modéré parviendra à tenir ses troupes une fois installé à la Maison Blanche. Même si Joe Biden se présente, selon les mots de Barack Obama, avec le «programme le plus progressiste» de l'histoire des présidentielles américaines, certains à gauche le trouvent encore trop tiède. Et grincent quand il parle de reprendre le dialogue avec les républicains. La troisième tentative fut donc la bonne pour cette figure de l'establishment, après l'échec aux primaires démocrates de 1988 et 2008. Lors de son premier essai, il avait dû rapidement jeter l'éponge après avoir grandement plagié un discours du travailliste britannique Neil Kinnock. Sénateur pendant plus de 35 ans (1973-2009) puis vice-président de 2009 à 2017, le septuagénaire a arpenté pendant des décennies les couloirs du pouvoir à Washington. Une longue vie politique jalonnée d'épisodes controversés, mais aussi de réussites qu'il brandit aujourd'hui. Dans les années 1970, en pleine déségrégation, il s'oppose à la politique dite du «busing», visant à transporter en car des enfants noirs dans des écoles à majorité blanche pour favoriser la mixité. Cette position satisfait alors des électeurs blancs du Delaware mais reviendra le hanter des décennies plus tard, lorsque la sénatrice noire Kamala Harris, alors sa rivale pour la primaire démocrate, la lui reproche en plein débat télévisé. Affichant qu'il n'est «pas rancunier», Joe Biden la choisit malgré tout comme colistière. Première candidate noire et d'origine indienne à briguer ce poste, elle deviendra en janvier la première femme vice-présidente des Etats-Unis. Populaire chez les Afro-Américains, Joe Biden avait aussi, à ses débuts comme élu local à Wilmington, prôné le développement des logements sociaux, au grand dam des habitants blancs. Et il raconte souvent comment son expérience de maître-nageur dans un quartier majoritairement noir a fondé son engagement politique. D'autres épisodes sont revenus plomber sa campagne pour la Maison Blanche: son vote pour la guerre en Irak de 2003 ou l'audition houleuse au Sénat en 1991, sous sa houlette, d'Anita Hill qui accusait le candidat à la Cour suprême Clarence Thomas de harcèlement sexuel. Et son soutien appuyé à une «loi sur la criminalité» de 1994, jugée responsable de l'explosion du nombre de détenus, dont une grande proportion d'Afro-Américains. «Une erreur», reconnaît aujourd'hui Joe Biden, qui insiste lui sur un autre pan de cette vaste réforme: une loi contre les violences faites aux femmes, dont il se dit «le plus fier». «Mon père disait toujours: +Champion, on prend la mesure d'un homme non pas selon le nombre de fois qu'il est mis à terre, mais d'après le temps qu'il met à se relever+», rappelle-t-il sans relâche. Petit garçon, il souffre des moqueries des autres pour son bégaiement. Mais dit avoir appris seul, face au miroir, à surmonter son handicap. Avec l'aide de sa mère qui lui répète alors: «Joey, ne laisse pas ça te définir (…). Tu peux y arriver».