Mohammed Bakrim «En perdant les maîtres, la société a perdu l'école» «Quelle école pour demain... ?». Longtemps cette interrogation, plutôt de nature rhétorique, a alimenté le débat public. Elle a aussi –et surtout- nourri une formidable production théorique. Le pays disposait d'une élite pédagogique qui n'a pas été avare en recherches et en travaux qui épousaient les dernières théories en matière d'enseignement apprentissage. Notamment, à partir des années 1990 jusqu'au tournant des années 2000 qui avaient vu cette dynamique intellectuelle florissante se replier vers d'autres préoccupations. L'école était ainsi pensée, dans le sillage de l'héritage du mouvement national, comme une problématique centrale dans tout projet de développement. On idéalisait le processus éducatif et on rêvait cette école selon différents paramètres. On l'imaginait principalement comme une école démocratique ouverte à tous avec pour épine dorsale un enseignement public gratuit et obligatoire. On la rêvait une école performante, informatisée, ouverte sur les nouvelles technologies. Une école intégrant la culture, l'art en symbiose avec les éléments qui constituent l'environnement immédiat de l'enfant, du jeune. Une école offrant une éducation fondamentale capable de doter l'apprenant de compétences de base pour s'adapter aux différentes situations aussi bien scolaires que sociales. Sur la base du principe apprendre à apprendre. Cette école idéalisée par la théorie était rêvée pour demain. L'école de demain était un leitmotiv qui nourrissait l'espoir. Et puis subitement, ce «demain», fantasmé plus que pensé comme une échéance, comme une étape dans un calendrier...arrive sans crier gare. Le «demain» pour lequel on élaborait des scénarii et des modèles théoriques fait irruption dans notre quotidien pour interroger la société et lui demander : qu'a-t-elle fait de son école? Ce «demain» que personne n'attendait est arrivé porté par la vitesse de propagation du virus ; la pandémie a fait irruption, par effraction dans le calendrier, bousculant les programmes, les rêves et les utopies. Oui, la pandémie arrive pour interpeller la société ; pour lui dire en face : aujourd'hui c'est déjà demain. Les échéances sans cesse reportées sont arrivées à terme. Qu'à-t-ont préparé pour répondre aux enjeux, aux défis d'une situation inédite ? L'école mais aussi l'hôpital, le système de couverture sociale sont mis à rude épreuve comme l'ensemble du système social, politique et économique. Mais pour l'école, la situation est encore plus problématique. L'intervention télévisée du ministre de l'éducation nationale, réussie comme exercice journalistique, a été un moment insolite dans l'histoire des rentrées scolaires. L'ensemble des acteurs du système éducatif sont appelés à gérer des situations non seulement édifiantes par leur complexité mais marquées par le sceau de l'incertitude. Le ministre a bien clarifié des points d'organisation et a annoncé des idées optimistes pour rassurer et assurer un passage aussi positif que possible de ce moment fondateur de l'acte pédagogique, celui de la reprise des cours. Mais le flou obstrue l'horizon. Pour l'ensemble des questions abordées, concernant notamment la logistique de la rentrée scolaire, comme pour l'expérience de l'enseignement à distance pendant le premier confinement, la pandémie fonctionne comme révélateur de l'état des lieux. La crise sanitaire tombe en quelque sorte au mauvais moment alors que notre école n'est pas (encore) adaptée aux changements imposés par l'ampleur des tâches à accomplir. «L école de demain» est une chimère...Et du coup, la fracture paraît béante. Certes, des efforts gigantesques ont été accomplis, en particulier lors de la phase essentielle de l'examen du baccalauréat. Mais, il faut se rendre à l'évidence, notre école a été malmenée par l'absence d'une politique publique cohérente et persévérante. L'inflation des réformes qui ont agi sur le système scolaire ont engendré des fractures, des déphasages et surtout une absence de projet mobilisateur. Les politiques publiques ont souvent privilégié des approches hybrides, partielles, oscillant entre le démagogique (les fameuses décisions d'arabisation), le pédantisme pédagogique (importer les derniers standards prêts à consommer des managers occidentaux) ou le rigorisme économique. Omettant le levier le plus décisif dans toute réforme, le facteur humain. En perdant les maîtres, la société a perdu l'école. Dans beaucoup de pays, de la France de Jules Ferry aux fameux tigres asiatiques, ce sont les instituteurs qui ont été le vecteur de la généralisation du savoir, de la transmission des valeurs... Aujourd'hui l'école, avec des familles épuisées et saturées (80% des familles ont opté pour l'enseignement présentiel) doit trouver en elle les ressorts pour apporter mille et une réponses à des défis et des enjeux nouveaux et aux conséquences cruciales.