La vie d'un écrivain est un roman, ou tout au moins une suite de fables bien ficelées. Cette idée, peu farfelue, semble crédible et vraisemblable, s'agissant surtout de Roland Barthes. Lui-même, dans une optique à la fois ludique et subversive, n'a pas hésité à se considérer comme un personnage romanesque. Le lecteur assidu de l'œuvre barthésienne peut facilement reconnaître la formule inaugurale de son «Roland Barthes par lui-même», reproduite en fac-similé au verso de la page de garde : «Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman». Une telle mention liminaire en dit long sur la dimension fictive que l'écrivain-critique veut sciemment attribuer à sa propre vie. On peut volontiers lui donner raison. Sa longue expérience de tuberculeux, de reclus dans les sanatoriums français et suisse, rappelle le monde mystérieux et tragique de «La Montagne magique» de Thomas Mann; ses querelles avec les Gardiens du Temple – les Picard, les Pommier, les Rimbaud, les Burnier etc. – font écho aux chevauchées « donquichottesques»; ses rapports avec sa mère restent profondément proustiens. Ce caractère, on ne peut plus imaginaire, a probablement incité quelques romanciers à faire de Barthes un «être de papier» et de son existence une matière fictive. Des écrivains tels que Renaud Camus («Roman roi», 1983), Julia Kristeva (« Les Samouraïs », 1990), Jorge Volpi («La fin de la folie», 2003) Thomas Clerc («L'Homme qui tua Roland Barthes», 2010), et récemment Eric Laurent («La septième fonction du langage», 2015) le mettent à loisir en scène. De même, Philippe Sollers le fait personnage sous le nom de Jean Werth dans «Femmes», un roman qu'il a publié trois ans après la mort de son ami. Se complaisant dans le jeu de fabulation, il le présente comme un intellectuel lucide et intelligent avec qui le narrateur du roman (je) engageait régulièrement de longues discussions sur la littérature, sur la narration, sur «La Recherche…», sur leurs projets d'écriture ; il le dépeint sous les traits d'un grand écrivain qui connaissait des déboires avec la société conservatrice, qui avait des problèmes avec la gente féminine, qui subissait les hostilités des collègues, qui n'osait pas vivre son homosexualité à visage découvert, car il ne pouvait souffrir que sa mère en soit au courant. Loin de lui toute prétention vériste, Ph. Sollers nous raconte son Barthes à lui, en donne l'image qui semble lui correspondre le mieux : une image multiple, à plusieurs facettes, ambigüe à quelques endroits. Elle est le fruit de l'amitié et de l'estime qu'il a pour lui. Ph. Sollers évacue de son roman toute forme de sensiblerie. Son dessein est de fictionnaliser quelques événements de la vie de Barthes, et plus particulièrement, sa relation affective avec sa génitrice et le vide existentiel qui s'emparait de lui après sa disparition : «Sa mère était morte deux ans auparavant, son grand amour… Le seul… Il se laissait glisser, de plus en plus, dans des complications de garçon, c'était sa pente, elle s'était brusquement accélérée… Il ne pensait plus qu'à ça, tout en rêvant de rupture, d'ascèse, de vie nouvelle, de livres à écrire, de recommencement». Sous la plume de Ph. Sollers, la mort de la mère semble précipiter celle du fils. Werth/Barthes, par amertume, par ennui, se laisse aller, rejette la vie, la refuse, tourne en rond, ne sachant quoi faire ; il veut aller jusqu'au bout du tunnel pour rejoindre celle qui l'a quitté contre son gré. Amour intensif. Irrésistible. Envahissant. Amour hors pair qui ne lui permet point de faire tranquillement son deuil. Pourtant il continue de vivre, de subir la solitude, en écrivant, faisant des projets, rêvant de reprendre de plus belle son rythme de vie ancien. Hélas ! La mort était au rendez-vous. Barthes est renversé par une camionnette. Il meurt quelques jours après, à l'hôpital la Pitié-Salpêtrière, suite à des complications pulmonaires et une infection nosocomiale. Ph. Sollers en décrit les derniers moments : «Salle de réanimation. Son cœur battait là, de haut en bas, sur l'écran noir. Dernière cabine de cosmonaute. Fin de voyage, cette fois. Il était reparti très loin, tout près, à des milliers d'années-lumière de son propre corps jeté là comme un sac, tache grise, avec le sang coagulé autour du nez, de la bouche». «La mort n'a pas seulement besoin d'une chronique, elle appelle un récit», écrit Tiphaine Samoyault. Et celle de Barthes, aussi banale qu'inattendue, suscite à son tour de l'intérêt et de la curiosité, attise l'imagination et fait couler beaucoup d'encre. Ecrivains, critiques, philosophes, sémiologues etc., ceux qui le connaissent ou le côtoient, disent et racontent ce qu'ils en savent, ce qu'ils en ressentent, ce qu'ils en pensent. Chacun d'eux parle de son Barthes. Cherche les vraies causes de sa mort. Se souvient des moments forts qu'il a vécus avec lui. Evoque le timbre de sa voix etc. Chacun d'eux en porte témoin et croit nous donner à voir un Barthes plus véridique et plus réel. Mais seul le récit fictif réussisse à en faire une figure toujours vivante, toujours présente, sublime, pérenne et protégée de la mort réelle. Une figure dont la pâture essentielle est faite de l'imaginaire. Et le lecteur d'en garder un détail, un trait, une mimique, une posture, une couleur, un geste, un signe etc. Barthes n'est pas seulement multiple, il est pluriel, parce qu'il est saisi dans l'«alchimie de l'imaginaire» (Julia Kristeva) qui le transfigure, le sublime, le cristallise. A dire vrai, dans les différents romans où Barthes est mis en récit, on accède davantage à ses diverses figures, plus essentielles et plus profondes que la figure réelle, parce qu'elles sont prises (au sens photographique) en deçà du simple témoignage. Faire de Barthes un personnage de roman, ce n'est ni l'idéaliser ni le poétiser. Cela vise plutôt à le «ficticiser», à le «faire exister sous d'autres noms plus vrais que les vrais» comme l'écrit Ph. Sollers dans «Femmes», à le considérer comme un autre parlé par d'autres, à le faire passer de la vie à la littérature. *critique littéraire