Dans cette série d'articles, professeurs universitaires et intellectuels de tous bords relatent leur relation avec l'univers de la lecture. Chacun, à travers son prisme, nous fait voyager dans le temps, pour nous montrer comment un livre a influencé sa trajectoire académique et même personnelle, en lui inspirant une vision du monde. Pour Mhammed Abderebbi, la lecture représente un processus de déconstruction des textes pour mieux reconstruire. En termes plus clairs, «un tel exercice de remue-méninge ne relève point d'un luxe intellectuel; loin s'en faut, mais se justifie par une nécessité impérieuse devant répondre au temps de l'urgence», affirme-t-il avec insistance à Al Bayane. Sociologue de formation et professeur à la Faculté des lettres et des sciences humaines à la Cité des fleurs, Mhammed Abderebbi figure parmi ceux qui n'aiment pas qu'on les cantonnent dans un paradigme, quel qu'il soit. D'ailleurs, il se considère comme imperméable aux idéologies. «Les évidences et les certitudes sont mes pires ennemis. Un lecteur averti doit s'inscrire dans une démarche à la fois pragmatique et critique», persiste-t-il. Il faut dire que notre sociologue demeure un fervent partisan de la scientificité des sciences sociales. Comme quoi, «la finalité de la connaissance scientifique consiste à comprendre les phénomènes sociaux voire les éclaircir sans se laisser envahir par les jugements de valeurs et idées préconçues ayant un caractère dogmatique». Et de souligner : «le chercheur en sciences sociales a l'obligation de se conformer aux préceptes épistémologiques pour ne pas faillir à sa mission, celle de contribuer au progrès du savoir dans le sens poppérien». Le divorce avec l'apprentissage traditionnel Né en 1965 dans la Commune rurale de Skhour Rehamna, Mhammed Abderebbi fut envoyé dès son jeune âge, comme le veut la tradition, dans une école coranique. « Nous étions tenus à psalmodier collectivement des versets durant toute la journée tout en étant obligés à apprendre par cœur les sourates du Coran », se remémore-t-il. Tout se déroulait conformément à la volonté du papa jusqu'au jour où ce dernier décida d'en retirer ses enfants pour les envoyer dans une école primaire moderne, n'appréciant point les comportements agressifs du fquih du douar à l'égard des petits élèves. «Mon père fut hors de lui lorsqu'il remarqua des traces rouges sur mon corps après avoir su que le fquih avait dégainé sa corde pour me tabasser violemment et ce, pour des raisons que moi-même j'ignorais», relate l'enfant de Skhour Rehamna. Depuis, ce fut alors le divorce total d'avec ce type de socialisation jugé suranné par sa famille. Après avoir obtenu son Certificat d'études primaires à l'école Oued Dehhab, il intègre le collège. A l'époque, la majorité du temps était consacrée à la lecture et l'étude. Mhammed n'avait nullement droit à la télévision, sauf le weekend. Son papa, un ancien de l'armée française, bien qu'analphabète, avait le sens de la rigueur et de l'organisation et veillait à éduquer ses enfants à la spartiate pour leur inculquer le sens de l'engagement et de la responsabilité. «Le matin, nous étions obligés de nous réveiller trop tôt avant même l'aube pour réviser nos leçons et faire les exercices avant d'emprunter le chemin de l'école», se rappelle-t-il avec nostalgie. Au collège, l'amour de la lecture va se creuser davantage. C'est grâce au professeur de langue arabe, Hanadi, que l'enfant de Skhour Rehamna aura l'opportunité de se familiariser davantage avec l'univers des livres et faire la découverte des pyramides de la poésie arabe tels que Mahmoud Darwich ou encore Khalil Hawi. En plus, la lecture des chefs-d'œuvre de la littérature mondiale comme Victor Hugo (Les misérables) ou Maxime Gorki (La mère) va provoquer en lui la soif d'apprentissage voire une conscience aigüe des questions sociales. Une fois le brevet en poche, il va rallier les rangs du lycée Hassan II situé au quartier Sbata à Casablanca où il sera charmé par les cours de philosophie dispensés par un certain Lemtouni. Ce dernier l'encourage même à opter pour des études de philosophie pour son parcours universitaire et ce, contre la volonté de ses parents qui voulaient que leur fils emprunte un chemin plus sûr. «Ma famille souhaitait vivement que je m'inscrive dans une filière de droit pour pouvoir mieux intégrer le marché du travail», précise-t-il. Démarche analytique… Pendant la période des vacances de l'été 1988, Mhammed va rencontrer son professeur de philosophie alors qu'il restait seulement deux semaines pour entamer la procédure d'inscription. « Il m'a recommandé de ne pas céder aux désirs de mon entourage et de me fier à ma seule volonté. » Convaincu de ce conseil, le jeune étudiant va mettre le cap sur Rabat pour s'inscrire à la branche de philosophie à la Faculté des lettres. Après avoir réussi la première année, il opte, par la suite, pour la sociologie. Et voilà le véritable apprentissage qui commence. Les séminaires animés par d'éminents professeurs tels que Mokhtar El Harass, Driss Ben Saïd, Rahma Bourquia ou encore Mohamed Guessous portant sur des problématiques sociétales du pays, notamment le statut de la famille, le rôle de la femme, l'impact de la modernité, entre autres, vont accentuer son amour pour les problématiques à caractère social et aiguiser son intérêt pour la sociologie en tant que science empirique. Ainsi, il consacrera son sujet pour l'obtention du DEA aux valeurs féminines et à la relation avec le marché, tout en essayant d'expliquer l'influence des facteurs exogènes sur la genèse de nouveaux comportements dans le monde rural. Une thématique qui a suscité l'admiration du jury lors de la soutenance et qui l'a même exhorté à continuer sur sa lancée. Pour la petite histoire, et contrairement à ses compères, contraints à se sacrifier à la mode, lui, il affichait un certain mépris pour les études macro-logiques et les sujets aux titres aguichants, ne visant rien de plus qu'à séduire le marché intellectuel au lieu d'apporter un véritable éclairage scientifique sur les phénomènes sociaux. «La majorité des thèses portaient sur des sujets très en vogue à l'époque comme le concept de l'Etat au Maroc ou encore le Makhzen et ses relations avec la Tribu…Moi, je voulais me situer sur un paradigme micrologique en faisant prévaloir un raisonnement systémique basé sur une démarche plus compréhensive. Ma finalité fut, grosso modo, celle du chercheur voulant déconstruire la réalité pour comprendre le fonctionnement de la société et ce, conformément à une posture sociologique empirique», explique-t-il. Le véritable statut du chercheur… En 1994, Mhammed va s'attaquer à la rédaction d'une thèse de doctorat consacrée aux mécanismes générateurs de la domination symbolique masculine au sein de la société marocaine, qui sera encadrée par le professeur Rahma Bourkia. Un projet académique auquel il va s'adonner à fond pour l'aboutir. D'ailleurs, les débuts n'ont pas du tout été aisés. Il aura donc fallu des lectures exhaustives de toutes les théories ayant traité ce thème, à commencer par «L'histoire de la sexualité» de Michel Foucault, «Trois essais sur la théorie sexuelle» de Sigmund Freud…». L'objectif escompté étant d'élaborer une approche analytique adaptée à la réalité du terrain», fait-il savoir. Simultanément et pour subvenir à ses besoins pécuniaires, le jeune chercheur intégrera un projet de développement local dans la région de Taza, financé par le PNUD. La somme d'argent qu'il percevait chaque fin de mois lui permettait de se procurer les livres dont il avait besoin via certains amis et membres de sa famille résidant à l'Hexagone. En 1998, le grand sociologue, Pierre Bourdieu publia son livre «La domination masculine», qui a suscité un débat ardu parmi les intellectuels. Illico, notre interlocuteur saisira l'occasion pour commander l'ouvrage. «Le livre, que j'ai lu et relu à maintes reprises, constitue une analyse de l'inconscience androcentrique et le poids des structures de la reproduction sociale. Il m'a été d'une grande utilité pour bien formuler la problématique et élaborer, par conséquent, le cadre théorique», rapporte-t-il. Après avoir soutenu son doctorat, Mhammed a eu droit à une «mention très honorable avec félicitations de jury». Un tel travail va lui permettre, par la suite, d'intégrer l'enseignement supérieur et confirmer sa place parmi les siens. Il a fait de la recherche scientifique sa raison d'existence. Mais, être chercheur n'est pas chose aisée, comme le croiraient certains. Cela requiert des heures et des heures de travail et des va et vient entre théorie et terrain, et le plus important dans tout cela, c'est de savoir se poser les bonnes questions. «Une condition sine qua non pour assumer le statut du chercheur», conclut-t-il. Khalid Darfaf «Être chercheur n'est pas chose aisée, comme le croiraient certains. Cela requiert des heures et des heures de travail et des va et vient entre théorie et terrain, et le plus important dans tout cela, c'est de savoir se poser les bonnes questions».