Annoncé récemment, le rachat de l'entreprise marocaine de vidéos publicitaires en ligne Buzzeff par le Français Teads est venu confirmer les mouvements de fond qui s'opèrent en sourdine dans le secteur. Mais il n'aura guère surpris ceux qui suivent le secteur de près et qui auront pu remettre les pièces du puzzle dans l'ordre. À la manœuvre, le groupe français Altice qui fait feu de tout bois pour contrer les appétits hégémoniques des américains Google et Facebook. Après quelques années de copinage, et d'intérêt mutuel sous cape, Teads et Buzzeff ont décidé de convoler en justes noces. Exit l'étape des fiançailles ; l'ogre français, pressé par ses propres plans et ambitions de grandeur, n'avait plus le temps de tergiverser. Dans ce mariage, Buzzeff prendra le nom de Teads et abandonnera le sien propre. Ramenée à la dynamique de couple, voilà résumée l'opération de rachat du marocain Buzzeff, fondé par Jérôme Mouthon, par son confrère occidental Teads (Technology for Advertising). Il faut dire que ce genre de rapprochement, très fréquent en Europe mais surtout aux Etats-Unis avec de méga rachats et fusions, est en revanche peu courant dans la région Middle East et consorts. Le fondateur de Buzzeff n'a d'ailleurs pas manqué de le rappeler à l'occasion : «dans cette région, les fusions et les acquisitions dans notre secteur d'activité ne sont pas si communes; il s'agit donc d'un événement marquant». Marquant surtout pour Teads, et sa maison-mère Altice, qui réalise par ce rachat un dessein mis en attente depuis un bon moment. L'opération révèle, a posteriori, l'appétit que nourrissait Teads pour Buzzeff depuis des années. Mais pourquoi n'avoir actionné le levier rachat plus tôt ? À l'analyse, et indépendamment d'une volonté ou non de Jérôme Mouthon de vendre son affaire, Teads n'avait visiblement pas les reins encore solides pour porter une telle charge. Teads reste encore très jeune sur le marché, malgré sa percée auprès des annonceurs qui en a fait une référence dans le secteur. Un coup préparé de longue date Il faut rappeler que l'entreprise, fondée en 2011 (la même année que Buzzeff), a connu elle-même plusieurs mutations pour devenir l'acteur qu'il est aujourd'hui. À l'équilibre dès sa deuxième année, Teads a réalisé 130 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2015, avant de faire un bond substantiel de 44% l'année suivante pour établir son chiffre d'affaires à 187 millions d'euros. L'entreprise avait-elle, depuis lors, les yeux sur Buzzeff ? Tout porte à le croire. Mais cette aventure aurait saigné l'entreprise et ses dirigeants l'ont compris. Alors, pour s'octroyer les meilleures chances, Teads va opter pour une autre approche. Au lieu de chercher à combattre Buzzeff sur le marché marocain et celui du Moyen-Orient, Teads va proposer à Buzzeff un partenariat exclusif, dès 2014, aux termes duquel Buzzeff profitera de la force de frappe et de la technologie de Teads. «Grâce à notre partenariat stratégique avec Teads, et à nos deux implantations à Casablanca et à Dubaï, nous avons la force de frappe pour adresser les marchés du Maghreb et de l'Afrique francophone d'une part, et ceux du Moyen-Orient et de l'Afrique anglophone d'autre part», précisera Jérôme Mouthon, à l'époque. Ce partenariat ouvre aux annonceurs marocains l'accès à des innovations technologiques de premier plan, ainsi qu'à un réseau de supports digitaux leaders à l'international tels que Le Monde, Le Figaro, Arab News, Khaleej Times, Washington Post, Reuters, Forbes, The Financial Times, The Telegraph, The Guardian, etc. Et, grâce aux efforts de R&D des équipes de Teads, Buzzeff étoffe son offre et propose au marché Buzzeff Media, Buzzeff Social et Buzzeff Mobile. L'entreprise marocaine profite pleinement du transfert de savoir-faire du leader européen Teads pour asseoir son leadership sur le marché des vidéos publicitaires en ligne aussi bien au Maroc qu'au Moyen Orient à travers son bureau de Dubaï. Entre temps, Teads continue son chemin et réalise des bonds importants en matière de revenus. Le rachat de cet acteur par le groupe international Altice en 2017, pour 285 millions d'euros, va changer la donne et préciser les plans de Teads. L'entreprise, qui se développait jusque-là encore par ses propres moyens, s'est mis désormais sous l'aile protectrice d'un grand groupe, appartenant à Patrick Drahi, magnat des médias et de la publicité. Changement de parcours donc pour Teads. Et exit les ambitions d'une introduction en Bourse. La rumeur sur la probable cession de Teads à NewsCorp du magnat australien des médias Rupert Murdoch sera restée à l'étape des rumeurs. Ce sera donc Altice de Patrick Drahi qui obtiendra des négociations exclusives pour le rachat de Teads. Et c'est conclu en 2017. Dans le giron d'Altice dont Pierre Chappaz, fondateur de Teads intègre le Conseil d'Administration, Teads prospère et voit ses revenus prendre un "quantum leap", un saut extraordinaire. Elle génère pour 2017 un chiffre d'affaires de 281 millions d'euros, avec une croissance organique de 50% par rapport à 2016. Ce saut se fait en dépit de l'impact négatif engendré par la baisse du dollar, les Etats-Unis étant le premier marché de Teads. Combattre le feu par le feu En emboîtant les opérations d'acquisition l'une dans l'autre, l'on remarque bien que le rachat de Buzzeff par Teads en dit long sur Altice et ses ambitions plus que sur Buzzeff. Ce dernier n'est en réalité qu'un maillon dans un schéma de gigantisme orchestré à un supra-niveau. Car pour Altice, le rachat de Teads en 2017 se révèle être le premier vrai pas dans sa volonté de s'armer pour se battre contre les majors de la publicité en ligne. Dans sa ligne de mire, Google et Facebook, géants de la publicité en ligne qui écrasent la concurrence et qui sont ses cibles. Altice veut atteindre cette dimension globale qui lui donne la possibilité de rivaliser avec ces deux mastodontes. Pierre Chappaz déclarera au moment de la cession de Teads au groupe Altice, « cette opération est la possibilité de réaliser la vision qui était déjà la nôtre (celle de Teads, ndlr) de fournir une alternative puissante à Google et Facebook, grâce aux moyens d'Altice, dans la publicité multi-écrans ultra-ciblée ». Dans ce projet qui consiste à ne pas laisser tout le gâteau de la publicité en ligne aux deux entreprises américaines, Altice mise sur sa stratégie de convergence entre les différents canaux. Et Altice dispose de nombreux atouts : présence dans les télécoms, les médias audio-visuels et depuis 2017 dans les vidéos publicitaires en ligne. Et parie sur la mise en synergie des données collectées de part et d'autre pour damer le pion à Google et Facebook. À ce propos, analysait un acteur des télécoms dans la presse française, « si vous regardez ce que font les grandes entreprises type Google, elles sont purement dans le contenu et vivent de la publicité. Altice a un contrôle de l'information sur ses clients qui est beaucoup plus avancé que celui de Google. Google ne sait sur vous que ce que vous laissez sur Internet. Altice a des données supplémentaires grâce à SFR. C'est une banque de données sur les usages de ses clients qui est très large ». En outre, et toujours dans le cadre de cette stratégie, Altice s'était offert Audiens Partners, un spécialiste de la data et de la publicité aux Etats-Unis. En acquérant, dans l'intervalle de deux années, Teads et Buzzeff, deux acteurs de poids dans ce secteur de la publicité en ligne en Europe et au Moyen-Orient, Altice s'est désormais dotée d'un outil identique à celui que proposent notamment Google et Facebook. Et se rapproche peu à peu des objectifs de sa stratégie de « convergence globale ». En attendant, Altice qui générait plus de 700 millions d'euros de revenus dans la publicité par an a pu voir ce chiffre passer à près d'un milliard d'euros avec l'intégration de Teads dans son périmètre. Buzzeff, quant à lui, perd l'étendard marocain. Mais le Royaume pourra toujours s'enorgueillir d'avoir donné naissance à l'un des géants mondiaux de la publicité en ligne. Soumayya Douieb
Altice et sa politique de convergence Les dirigeants d'Altice n'ont que cette obsession : réaliser la convergence entre tous les secteurs dans lesquels le groupe est présent pour atteindre la taille nécessaire afin de compétir avec les grands mondiaux que sont les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). L'acquisition de Teads au début de l'année 2017, puis de Buzzeff au début de l'année 2019 entre dans cet objectif. Teads a été fondée par Pierre Chappaz, l'un des pionniers français du Web et l'homme qui a revendu le comparateur de prix Kelkoo à Yahoo! pour 485 millions d'euros en 2004. Elle achète de l'inventaire d'espaces publicitaires et les propose à des annonceurs en faisant valoir que sa maîtrise des données (data) assure une adéquation parfaite avec les cibles visées par les marques. Ses deux formats phares sont le inRead, une vidéo qui s'insère dans l'article entre deux paragraphes, et le inBoard, une vidéo qui se place en haut de la page Web. Ces deux formats sont dits « natifs » c'est-à-dire qu'ils cherchent à perturber la lecture le moins possible. Un atout alors que se répandent les adblockers. Elle compte parmi ses clients, The Washington Post, Time Inc., Conde Nast, ou encore The Daily Mail, The Telegraph, Der Spiegel, Axel Springer, Le Monde, Le Figaro etc… Altice quant à lui est présent dans les télécoms avec SFR, les contenus, les médias, le divertissement et la publicité. Elle offre ses services dans plus de 20 pays et a réalisé, au titre de l'année 2017, un chiffre d'affaire de 23,425 milliards d'euros.