Hammad Kessal ne mâche pas ses mots. Pour cet économiste et opérateur dans le secteur agroalimentaire, le secteur informel crée de grands et graves problèmes à l'économie nationale. Le constat est alarmant et interpelle le gouvernement à prendre les mesures nécessaires pour lutter contre ce fléau qui tue la créativité, l'innovation, l'esprit d'entreprenariat et l'industrie en général. Les chiffres dévoilés par la CGEM lors de la présentation de l'Etude d'impact sur le secteur informel sont inquiétants: l'informel représente 40% de l'économie nationale et 20% du PIB. Kessal regrette que l'informel touche aujourd'hui, tous les secteurs d'activités: agroalimentaire, médicaments, industrie... sans oublier tous ses effets néfastes sur l'emploi, la compétitivité et l'économie nationale. Le risque de voir un bon nombre d'usines mettre la clé sous le paillasson et se tourner vers l'importation est aujourd'hui réel face à l'ampleur des activités informelles, de la contrebande et de la contrefaçon, déclare-t-il. Al Bayane : Quelle appréciation faites-vous de l'Etude d'impact sur le secteur informel au Maroc présentée par la Confédération Générale des Entreprises du Maroc (CGEM), jeudi dernier à Casablanca ? Le constat est-il alarmant, à votre avis ? Hammad Kessal : La CGEM a l'habitude de présenter chaque année cette étude sur le poids du secteur informel au Maroc. Ce n'est pas une chose nouvelle. Mais la nouveauté c'est que l'impact de ces activités informelles sur l'économie marocaine devient de plus en plus importante et touche l'ensemble des secteurs d'activités : agroalimentaire, médicaments ou encore électroménager.... L'étude vient une fois de plus rappeler un phénomène qui nuit considérablement à l'économie formelle. Elle confirme des chiffres inquiétants, puisque 20% du PIB est informel. C'est un taux très alarmant, ce qui décourage l'innovation, l'investissement et la création d'entreprises. Les jeunes, qui veulent se lancer dans la création d'entreprises, vont se décourager et avoir peur du poids de l'informel, de la contrebande et de la contrefaçon qui tuent l'industrie et favorise l'importation. L'étude vient rappeler aujourd'hui les conséquences néfastes de ce secteur sur l'économie nationale. Vous dites que la situation est très alarmante, à qui incombe la responsabilité, selon vous ? La responsabilité revient au gouvernement. Ce dernier a toujours considéré l'informel comme un filet social et c'est un faux calcul. La lutte contre les activités informelles est faisable. Il suffit de fermer les frontières à Bab Sebta et Bab Mellila et créer des alternatives économiques pour ces gens-là. Donc, je confirme que la première responsabilité relève du gouvernement. Je peux même dire que l'informel est pour certains partis politiques un réservoir de voix. La responsabilité est aussi celle de tous les trafiquants et mafieux qui encouragent ces activités non organisées et nuisent à l'économie. On peut même aller jusqu'à dire qu'il y'a aujourd'hui une réelle volonté pour ne pas lutter contre l'informel. Plusieurs pays comme l'Italie ou la Grèce ont lutté contre les activités informelles qui représentent aujourd'hui moins de 10% de l'économie contre 40% au Maroc qui touchent beaucoup plus les secteurs de la PME/PMI. L'étude de la CGEM propose une série de recommandations. Comment peut-on les adapter à la structure de l'économie nationale? Sont-elles efficaces à votre avis? Personnellement, j'ai toujours proposé de faire de la région du Nord du Maroc, de Tanger à Oujda, une zone franche pour amener toutes les entreprises à s'installer dans cette zone exonérée des droits de douane et inonder Sebta et Melilla de produits made in Morocco de meilleure qualité et bon marché. Cette zone permettra à toutes les petites industries et activités industrielles de se substituer à toutes les activités informelles. Je signale que pour éviter de faire entrer du fromage de l'Espagne chez nous, nous avons monté un petit projet d'un montant de 10 millions de dirhams pour fabriquer du fromage local moins cher et de très bonne qualité. Il faut encourager les petites unités de production à faire l'industrie de substitution pour lutter contre ce phénomène. Il faut donner des moyens pour s'installer dans ces zones. De même, il faut transformer les lieux comme Derb Ghallef ou Laakria en zone franche de manière à accorder une période de transition et d'exonération de 10 ans ou plus pour pouvoir se structurer et mettre à niveau les magasins et partant, créer une sorte de bab Sebta et bab Melilla en plein Casablanca. Mais, la clé reste entre les mains du gouvernement et dépend d'une décision politique. Il faut beaucoup d'audace. Quel est le rôle du patronat dans toute cette affaire? Le patronat est en souffrance. Il ne peut rien faire. Notre rôle est de développer l'économie nationale et non de se battre contre les activités non formelles. Les politiques ont un grand rôle à jouer. Comment peut-on évaluer l'effet néfaste de l'informel sur l'emploi, la compétitivité et la qualité? L'informel décourage la création d'entreprises. Dans ce secteur, on trouve les activités légales et illégales. Il y a aussi la contrebande, la contrefaçon et les activités génératrices de revenus mais illégales. A titre d'exemple, comment peut-on encourager l'innovation, la créativité des acteurs, chanteurs... si personne n'achète des CDR originaux ? Du coup, l'informel tue l'entreprenariat, l'innovation et la créativité. De même, les emplois créés dans l'informel sont précaires. Il y'a un autre moyen pour lutter contre ce phénomène. C'est le statut de l'auto-entrepreneur que l'Etat a mis en place et qui permet à toute personne du secteur informel de créer son entreprise sans aucun frais, sauf la pièce d'identité avec exonération de TVA, paiement de 1% du CA par an, couverture sociale, retraite et paiement via des factures. Ce statut de l'auto-entrepreneur, opérationnel depuis 2015, est une révolution dans la lutte contre le secteur informel. C'est le meilleur moyen de lutter contre l'informel. Les outils existent et sont très pratiques. Peut-on dire aujourd'hui que l'informel touche tous les secteurs sans exception? Effectivement, tous les secteurs sont concernés et sans exception. Les médicaments, les produits alimentaires... Chips...toutes les épices qu'on achète sur le marché local, même celles vendues dans les grandes surfaces sont issues à hauteur de 90% de l'informel. Malheureusement, les grandes surfaces encouragent les produits issus de l'informel car il suffit de présenter une facture sans se soucier de l'origine du produit, des certificats sanitaires, de la traçabilité... Il faut de la responsabilité et de la volonté politique sinon on va fermer nos usines et se retourner vers l'importation. Quelques chiffres marquants de l'étude * «L'économie informelle crée un manque à gagner pour l'Etat, impacte les entreprises marocaines, consommateurs finaux et la qualité de l'emploi». * «L'économie informelle recèle un gisement annuel estimé à près de 40 Mds de dirhams». * « L'informel de production représente plus de 2,4 millions d'emplois. C'est un large pourvoyeur d'emplois au Maroc, selon l'étude». * «Toutes les activités informelles emploient plus de 2,6 millions de personnes, soit 41% du total des actifs». * «Le manque à gagner pour l'Etat est estimé à 170 milliards de dirhams par an, dont 30 milliards de dirhams comme manque à gagner fiscal». * «L'étude sur l'économie informelle montre qu'elle pèse plus de 20% du PIB, hors secteur primaire et 10% des importations formelles». * «L'informel représente 54% dans le textile et habillement, 32% dans le transport routier de marchandises, 31% dans le BTP et 26% dans l'industrie agroalimentaire et tabac, hors secteur primaire».