Les sempiternelles questions relatives aux enjeux et finalités socioculturels de l'Université marocaine se posent avec insistance aujourd'hui: doit-on se contenter de délivrer des diplômes ou favoriser la découverte et le partage des savoirs et des arts de l'humanité? De quel type de capital culturel, interculturel et/ou artistique jouissent nos étudiants aujourd'hui? En raison du climat mondial et régional, la majorité des étudiants marocains semblent répondre en privilégiant la matérialité de la note de fin d'année au savoir, la conquête du diplôme à la place de la découverte culturelle et interculturelle. Partout la culture et les arts sont dénigrés, méprisés, voire souverainement ignorés. Même la culture de la spécialité est mise à l'index : l'étudiant, gonflé d'un pragmatisme naïf et stérile, est indifférent à tout ce qui ne touche pas au sacro-saint programme institué par la doxa, et oppose une étanchéité farouche aux élans de la rencontre avec l'ailleurs. Nos étudiants se recroquevillent dans un micro-monde stérile mais rassurant. Robotisation, clonage, ânonnement des débris de culture, mépris des têtes bien faites et/ou bien pleines, refus de la curiosité, absence de plaisir dans le labeur, croyance ferme que toutes les vérités sont indubitables et irréfutables...telles sont les caractéristiques dramatiques de l'étudiant marocain actuel. Il est important de souligner que les générations d'étudiants universitaires qui se sont succédées depuis plusieurs décennies jouissaient d'un capital culturel et d'un engouement pour les arts et les savoirs qui faisaient la fierté de la nation : une déferlante d'étudiants assoiffés d'art et de savoirs se ruaient régulièrement et fièrement sur les espaces de cinéma, de théâtre, de conférences, les bibliothèques, les meetings... A l'image de la société marocaine actuelle, nos étudiants ont développé une terrible allergie face aux espaces culturels, face au goût de l'art, des arts, face à la découverte de l'altérité. Ils ne sont curieux de rien. Ils sont là ! Jetés dans les méandres de la médiocrité et dans les leurres d'une plénitude illusoire! Leur consommation culturelle, leurs références culturelles, leurs connaissances historiques et artistiques se limitent principalement à trois sources majeures : (i) les télévisions locale ou moyen-orientale (séries, télévisées doublées en dialectal, téléfilms, quelques émissions de divertissement, certaines chaines de film d'action, programmes de prédication religieuse). A noter que les chaines de télévision qui jouissent d'une épaisseur culturelle exigeante sont boudées et ignorées. Nos jeunes préfèrent les «bacadillos» et les «fastfoods culturels» plutôt que la véritable culture capable de les rendre meilleurs, de les rendre grands, de les élever dans les cieux du savoir et de l'art. (ii) les réseaux sociaux, particulièrement Facebook et Whatsap, des lieux de paroles éphémères, généralement mensongères, lieux d'expression et non d'écoute. (iii) les cours et programmes scolaires, prédigérés par les professeurs et vite oubliés après les contrôles et examens. Les médias et les réseaux sociaux dominent le scope culturel et affectif des étudiants universitaires. Toute leur Weltanchuung en découle ! La pseudo-culture du prêt-à-porter fonctionnel, immédiat, éphémère, uniforme et facilement digeste l'emporte sur la Culture de la profondeur, de l'exigence et de la saveur! Le constat est grave, amer et alarmant : pour les étudiants, ni la culture populaire ni la culture savante ne jouissent d'une quelconque légitimité contrairement à une culture de masse dominante, mondialisée et arrogante. Ils sont indifférents à leurs patrimoines matériels et immatériels, insensibles aux chefs-d'œuvre de leur nation et de l'humanité, intolérants vis-à-vis des véritables artistes qui créent en dehors du tapage médiatique, et suspicieux à l'égard des langues étrangères ! Le cinéma, le théâtre, la musique classique, la peinture, le melhoun, l'artisanat, l'architecture, la littérature, l'histoire, la philosophie comme saveurs spirituelles, ne figurent nullement dans leurs références culturelles. Pire : la majorité des étudiants en ignorent même l'existence et l'intérêt. Même les étudiants des options artistiques et culturelles sont dans une attitude malheureusement pragmatique de l'Art : ils ont rarement l'occasion de s'extasier devant des chefs d'œuvre de l'humanité et certains parmi eux réduisent l'art à sa simple fonction mercantile : l'art pour eux est un simple tremplin pour s'enrichir...matériellement ! Le constat est d'autant plus désolant qu'alarmant : la béance culturelle de nos jeunes implique nécessairement une phobie de tout ce qui est amour de l'art, cinéphilie, élan vers l'altérité, ouverture d'esprit, esprit critique. Ce «chaos culturel» crée des être naïfs, soumis, extrémistes, incapables de dialoguer, incapables d'écouter, incapables de prendre des initiatives, incapables d'inventer du neuf, incapables de comportement éthique...Un jeune qui n'a pas grandi dans la beauté des arts et des savoirs, ne la cherchera jamais à l'âge adulte. Et partant, il ne connaitra jamais l'euphorie d'un roman, ni l'extase d'une pièce de théâtre, ni l'émerveillement d'un film ou d'un concert, ni l'enchantement d'une conférence... Nos jeunes étudiants ne sont pas heureux à l'université. Le stress du labeur coercitif, la sinistrose des réseaux sociaux et l'absence de lieux d'épanouissement culturel font qu'ils sont constamment en conflit avec l'espace et avec le contenu de leurs études. Ils sont privés du bien-être académique! Conformisme, tricherie, individualisme, désespoir, violence, carence dans l'empathie sont autant d'expressions tangibles du désamour entre l'Université et les arts. La majorité de nos universitaires méprisent l'Art! Pire encore : ils confondent produits médiatiques de bas de gamme et biens culturels de haut niveau ! Beaucoup plus dramatique : ils ne peuvent concevoir l'accès à l'art et à la culture que comme violence caractérisée contre leur béatitude et leur conformisme! Mais, quand on s'y penche de plus près, on découvre que les causes de cette situation alarmante sont multiples et diversifiées. D'abord, dans leur cursus éducatif, nos jeunes sont rarement (parfois ne sont nullement) exposés aux biens culturels nationaux et mondiaux. Au primaire, pas de visites de musées, ni de cinéma, ni de théâtre, ni d'écoute musicale. Au collège et au lycée, les chiffres et les lettres vivent sous la hantise de l'examen et des contrôles continus et sont expurgées de leur beauté plastique et esthétique. Le plaisir d'apprendre est devenu tabou au Maroc. Il faut signaler quand même que cette dramatique carence en éducation à/par l'art est inégale selon les régions (centre/périphéries, urbain/rural, nord/sud), selon les couches sociales (riches/pauvres), selon le statut socioculturel des parents (éduqués/non éduqués), selon la nature de l'enseignement (privé/public), selon la maitrise de la langue (plurilinguisme/monolinguisme), selon le genre (filles/garçons), selon le militantisme culturel de certains enseignants... De plus, consommer dans le plaisir et la joie artistiques des œuvres de l'identité ou de l'altérité...est un privilège réservé aux seuls chanceux. Oui, la consommation de la bonne culture à l'Université ou à l'Ecole est soumise aux aléas de la chance et de la bonne étoile : la chance de rencontrer un professeur ou un responsable administratif qui cherche à partager son goût pour l'Art et la Culture. Beaucoup de nos jeunes vivent à la marge de cette rencontre miraculeuse. Et nombreux sont les étudiants qui sont à l'image de leurs professeurs, à l'image de leurs institutions pédagogiques. Le goût des arts et la saveur de la culture ne peuvent naitre qu'à l'Ecole, dès le primaire, voire dès le pré-scolaire. A l'université, il est déjà trop tard : le bourgeon est devenu branche asséchée, difforme, désespérée...L'université poursuit cette vacuité pleine au goût de chewing gum culturel! Ensuite, le coût de l'accès à la culture est devenu dissuasif ! Pour un étudiant sans bourse ni ressources familiales stables, aller au cinéma ou au théâtre, acheter un beau livre, voyager...sont de l'ordre parcours du combattant...L'horizontale biologie de la survie l'emporte sur la verticalité spirituelle de la vie. L'économie de la culture feint d'ignorer l'existence des marginaux et des précaires (nos étudiants) et contribue amplement au drame de la facture culturelle en élargissant le cercle des laissés pour compte. Pourtant, sous d'autres cieux, les étudiants sont encouragés à enrichir leur capital culturel (voir P. Bourdieu, G. Becker) au moyen de subventions, de mécénats, de réduction des prix...Leur créativité artistique est sollicitée en plus que leur succès dans les études. Ils bénéficient de cinémathèques universitaires, de bibliothèques, d'animations culturelles de toutes sortes. Les arts et la culture sont des prolongements naturels de leur vie estudiantine ! Chez nous, malheureusement, l'art et la culture sont des prothèses souvent dérangeantes ! L'absence d'éducation à/par l'art et l'économie de la culture ne sont pas les seuls obstacles à la réconciliation des jeunes étudiants avec la culture. Il existe aussi le marketing culturel. Les étudiants et les jeunes ne sont que rarement ciblés par les producteurs et les concepteurs de la culture. On sait que chaque âge possède ses arts, sa culture, sa télévision. Or, au Maroc, la culture officielle s'adresse principalement soit aux petits (dessins animés, théâtre pour enfants, comptines, contes...), soit aux adultes (foot, actualités, séries, films). Les tranches d'âges situées au milieu sont rarement sollicitées par des spectacles qui correspondent à leurs sensibilités, leurs aspirations, leurs frustrations, leur niveau intellectuel...Les jeunes marocains ne vivent pas leur âge artistique et médiatique. Ils sont souvent phagocytés par les adultes. Nos salles de cinéma, nos bibliothèques, nos salles de théâtre...n'adoptent pas de véritables stratégies d'attractivité et de séduction envers les jeunes. La consommation des arts est vécue par les étudiants aujourd'hui comme un luxe considéré comme l'apanage des plus nantis ou des plus vieux ! Il est sans doute temps de souhaiter pour notre Université des cinémathèques, des médiathèques, des musées, des salles de concert et de théâtre, des chaines de télévisions qui lui sont entièrement dévouées ! Nos jeunes ont besoin de lieux où ils puissent apprendre, dans le plaisir, à déchiffrer les codes culturels des œuvres, à fabriquer des œuvres artistiques, à découvrir autrement les savoirs au programme ! La démocratisation culturelle est une chance pour l'Université ! En somme, le capital culturel de la majorité des jeunes universitaires d'aujourd'hui se réduit principalement aux contenus des cours, qui, après les examens, deviennent vite obsolètes, aux programmes des télévisions de la médiocrité et aux réseaux sociaux de l'imbécilité. L'université ne promeut plus l'ouverture sur les cultures étrangères, ni sur les arts. Elle se refuse à soutenir le goût de l'art, à favoriser la démocratisation de l'accès à la culture, à encourager la recherche académique sur les arts. L'université se refuse à porter un jugement critique sur les objets du quotidien qui gangrènent nos jeunesses. Le pragmatisme béat met à mal la créativité, la sensibilité et l'intelligence, sources de tout développement et de toute stabilité sociale. Les enjeux actuels de l'éducation ne sont certainement plus la délivrance du plus grand nombre de diplômes, mais de former des citoyens capables d'écoute, de résolution de problèmes, de prise d'initiative et d'élan solidaire. Le «capital des diplômes» assure certes notre survie biologique et nous procure l'illusion de l'omniscience, mais le capital de la culture et des arts, lui, garantit notre vie spirituelle et nous convainc des seules vérités incontournables : on ne finit jamais d'apprendre, la démocratisation culturelle est une nécessité, la bonne santé d'une société est dans la saveur du savoir et des arts! Youssef Ait Hammou