«La lecture agrandit l'âme», ainsi écrivit laconiquement Voltaire dans son conte L'Ingénu. Or il ne s'agit pas de n'importe quelle lecture. La lecture dont il est fait allusion ici est bel et bien celle qui se met constamment aux prises avec l'Idéologie dominante, qui refuse d'écouter les sirènes de l'aliénation manipulatrice, qui est entièrement consciente de ses enjeux à la fois politique et éthique, culturel et social dans la vie des hommes. Une telle lecture a des effets considérables sur quiconque lit des philosophes et des littérateurs. On ne reste plus le même après la lecture de Platon, d'Al Jahiz, de Pascal, de Kafka, de Cavafy etc. Il devient impossible, après chaque lecture, d'avoir la même vision du monde comme auparavant. La lecture est sans conteste les vraies nourritures de l'âme, les nourritures spirituelles. Pour ces raisons et d'autres, les machines obscurantistes de tout genre n'ont pas cessé de lutter sauvagement contre la lecture, d'anathématiser les bibliophiles, de brûler les livres en autodafé, de condamner les philosophes et les écrivains sceptiques au bûcher, de les exiler. Aussi Averroès a-t-il été ignominieusement banni de Cordoue et ses livres injustement brûlés. Pareillement pour Ibn Arabi que les hommes de religion ont maltraité parce qu'ils n'ont pas compris les arcanes profondes de sa pensée soufie. Le même sort ou presque sera réservé à d'autres philosophes, écrivains et poètes : Socrate, El Halladj, Abou Nawas, Victor Hugo, Baudelaire, Oscar Wilde, Salman Rushdie etc. La lecture fait peur aux pouvoirs policés et remet en cause le bien-fondé des Etats despotiques. Elle redresse les torts des esprits étriqués et libère les têtes obtuses des carcans de l'ignorance. Elle éclaire et guide les gens dans le bon sens. Elle délivre les intelligences de la bêtise. Elle fait sortir les consciences de la poisse doxéique. Lire, c'est voir les choses avec discernement, dans la nuance et la subtilité. Parler de la lecture, c'est parler aussi des livres. Et les livres, il y en a deux sortes. D'une part les livres qui secouent les convictions les plus ancrées, qui déstabilisent les évidences de marbre, qui dérangent les certitudes consacrées, qui posent des questions déroutantes ; d'autre part les livres qui abrutissent à l'envi, qui anesthésient l'esprit critique, qui apportent des réponses toutes faites, qui confortent les crédos unanimes. Les gens qui se plaisent dans les amollissements de l'âme préfèrent de beaucoup le deuxième genre de livres au premier. Ceux-ci nourrissent les esprits de l'ineptie, de la dormance, de l'incurie, de la paresse, de la bigoterie, de la tartufferie. Ces livres ne veulent nullement porter le fer dans la plaie. Au contraire, ils la pansent, la soignent, la cachent de peur qu'elle se putréfie, se gangrène, laisse gicler sa pyorrhée. Le pouvoir de la Doxa encourage les livres émollients, lénitifs, analgésiques, parce qu'ils rassurent et réconfortent, parce que leur innocuité intellectuelle profite aux esprits domptés, aux âmes moites, aux têtes bornées, parce qu'ils sont au diapason avec le-tout-cela-va-de soi. Les livres dérangeants font sauter les cadenas des pouvoirs de toutes sortes. Si bien qu'ils sont chassés par les fonctionnaires de la censure, pourchassés par les employés de l'inquisition, traqués par les ennemis de l'imagination, matraqués par les délateurs du libre arbitre. Ainsi, ils suscitent une haine portée au plus haut degré chez les « bibliophobes ». Une haine née de leur ignorance, de leur ineptie, de l'étroitesse de leur esprit. Du reste, les pyromanes des livres se trompent largement sur l'importance que revêt la lecture dans la vie des peuples. Pare ce qu'ils dérangent nos habitudes de penser et de raisonner, les livres constituent à bien des égards un grand danger aux superstitions et un garde-fou contre la stupidité. Superstition et stupidité : telles sont les gardiennes de la grégarité, de la bassesse, de la bestialité, de la violence, de la fadaise, de la nullité, de l'absurde, de l'infâme. Un livre qui interroge les lapalissades dogmatiques défie pour de bon la soldatesque des ignorants, naturellement « prétentieux, apathiques, frivoles, méprisant les lettres, bornés, égoïstes, superstitieux» (Sollers). Dès lors, désarmés de toute sapience, ils s'évertuent à tout prix à mettre à sac les bibliothèques, à détruire les centres du savoir, à jeter les livres dans des rivières et en faire des ponts. Le livre est une créature fragile, facilement destructible. Et pourtant il constitue indéniablement une menace pour les simples d'esprit, pour les fanatiques, pour les ineptes, pour les benêts. Brûlé ou détruit, le livre continue pourtant de parler à d'autres livres, discrètement, intelligemment, à la cantonade. Il ne cesse d'émettre tous azimuts un long chant qui ne s'éteindra jamais. Il voyage par-delà les frontières qu'on veut lui imposer. Il lance ici et là des messages prometteurs et prométhéens, nonobstant les carcans où on essaye de l'emprisonner. Le livre qui dérange demeure toujours un hymne à la liberté dont ont souvent peur les esprits obtus. Il chante et enchante, détonne et étonne, dit et prédit. Le monde livresque est notre jardin, qu'on le cultive à merveille. *critique littéraire