sur la ville de Casablanca (20) Dans cette série d'entretiens, l'architecte de renommée internationale Rachid Andaloussi raconte l'histoire de Casablanca à sa manière. Avec son regard perspicace, sa vision des choses exceptionnelle, l'enfant de la métropole nous fait découvrir cette ville mouvementée qui brille par la richesse de son patrimoine architectural et ses édifices hors pair. Et ce n'est pas tout. Ce militant, défenseur acharné de la modernité, nous raconte son combat intense, menée depuis des années, afin de concilier la capitale économique avec son passé glorieux et la remettre sur le bon chemin à l'instar des plus belles cités mondiales. Bourré d'espoir et d'un optimisme inégalé, Andaloussi place haut la barre, espérant qu'un jour Casablanca organise les jeux olympiques. Un rêve tout-à-fait légitime, martèle-t-il, soulignant dans ce sens la nécessaire implication de toutes les bonnes volontés. Les propos. Al Bayane : Après avoir classé les anciens abattoirs de Casablanca en tant que patrimoine national, c'était le tour de l'Hôtel Lincoln. Que représente cet édifice pour la ville de Casablanca ? Rachid Andaloussi : il faut situer l'hôtel Lincoln dans le contexte où il a été bâti. Il est construit par l'architecte Hubert Bride en 1917. Cela date donc presque d'un siècle. Cette figure emblématique de Casablanca, d'une superficie de 2.800 m2 et située sur le boulevard Mohammed V (ex bd de la gare) appartenait à Bessonot, un grand homme d'affaires qui venait de l'Algérie pour s'installer au Maroc. Un tel choix trouve son explication dans le fait que le Maréchal Lyautey a réuni toutes les conditions requises pour faire affluer les capitaux vers Casablanca. A l'époque, il y avait une flambée immobilière, vue l'installation des immigrés de plusieurs nationalités au Maroc : Espagne, Allemagne, France et autres régions du Royaume...La construction de cet hôtel est inscrite donc dans cette dynamique qu'a connue la ville avec Lyautey. D'une architecture néo-mauresque, ce bâtiment mythique est devenu un véritable repère urbain pour toute la population casablancaise. Il illustre également le savoir-faire des artisans marocains. Cette structure hôtelière a-t-elle d'autres caractéristiques ? On pourrait dire aussi que c'est un immeuble haussmannien, parce qu'il y a autant de vides que de pleins. Cela veut dire il n'y a pas beaucoup d'encombrement. Cette structure comprenait une soixantaine d'appartements et de boutiques au rez-de-chaussée. Le hasard a voulu encore une fois que son propriétaire vienne de l'Algérie. Il s'agit de la famille Bandari dont le père a fui l'Algérie à cause des différends avec le FLN. Dans les années quatre vingt, les autorités ont décidé la fermeture de l'hôtel après la mort de deux clients dans des conditions tragiques. Inutile de rappeler que la bataille pour l'hôtel Lincoln a duré presque 18 ans. Et étant donné que cette structure se trouve au boulevard Mohammed V, le mètre carré dans cette zone coûtait plus cher, son propriétaire a décidé de la démolir pour en faire une construction de 5 étages. Les souhaits de la famille Bandari ont trouvé une oreille attentive au sein de la commune. D'ailleurs, il y avait un architecte à la commune qui lui a facilité la tâche. Cet architecte qui a fait presque tous les bâtiments de Casablanca, a également autorisé la construction de deux immeubles qui ne respectait pas la servitude au boulevard d'Anfa après avoir établi lui-même le plan du projet. De tels comportements nous ont beaucoup agacés en tant qu'architectes et fervents défenseurs de la ville. Le président de la commune n'a-t-il pas réagi devant de telles pratiques? Pour être juste envers le président de la commune, il faut reconnaitre qu'Ahmed El Aski s'était fermement opposé à la démolition de l'hôtel, mais il n'avait pas de choix. Le propriétaire a chargé un avocat pour ester la commune devant la justice. Il a finalement obtenu gain de cause auprès du tribunal de première instance. A ce moment, plusieurs architectes dont feu Ahmed El Hariri, le collège de l'ordre des architectes, les futurs membres de Casamémoire, ont commencé, chacun de son côté, à écrire, à faire des pétitions, mais ils étaient mal organisés. Cependant, nos actions en dépit du fait qu'elles soient isolées ont permis de retarder le dossier et ont déclenché un bras de fer avec le propriétaire. En fait, afin que notre action soit de plus en plus structurée et plus efficace nous avons décidé de créer l'association casamémoire. Notre tâche s'est focalisée, dans une première étape, sur l'organisation des sit-in, des tables rondes... afin de sensibiliser la population sur les divers dangers qui guettent la mémoire collective de Casablanca. Notre combat commence à porter ses fruits. Le propriétaire a senti vraiment le danger et afin de nous mettre devant le fait accompli, il a enlevé l'étanchéité du bâtiment. On assistait à ce que je qualifie une opération d'assassinat du patrimoine. En tant que Casamémoire, on s'est empressé à classer le bâtiment en tant que patrimoine national sous l'ère du Wali Driss Benhima. Le propriétaire n'avait-il pas l'intention de régler cette affaire à l'amiable? Au contraire, il est resté campé sur ses positions, affichant un refus catégorique à toute solution à l'amiable. Quand Benhima est devenu Wali, Bandari et son fils ont sollicité de voir le Wali. Ce dernier, leur a fait une proposition très intéressante. Des propositions intéressantes, comme quoi ? Etant donné que le propriétaire a refusé de préserver l'architecture de l'hôtel, et vu qu'il s'agissait pour lui d'une question d'ordre pécuniaire, Benhima lui a proposé de céder l'hôtel, en contre partie, l'Etat lui faciliterait la procédure pour monter un projet immobilier sur les lots de terrains qu'il détient le long de l'autoroute. Le propriétaire est monté sur grand chevaux affichant une intransigeance incompressible. Malgré de telles attitudes, on n'a pas lâché prise. Mais faute d'un modus vivendi, la procédure de récupération du terrain et de l'immobilier de l'hôtel Lincoln a été engagée pour cause d'utilité publique. L'agence urbaine s'est constituée en partie civile, avant que la Cour suprême ne tranche en faveur de la ville de Casablanca. C'était le ouf de soulagement pour nous au sein de Casamémoire, car pour nous, perdre la bataille de Lincoln, c'est perdre la bataille de tout le patrimoine architectural de la métropole.