Anthologie des immortels au Maroc Chaïbia est née et a grandi dans la région de Chtouka, au milieu des plaines bordées par l'océan, si verdoyantes et si fleuries à la belle saison. Participe-t-elle, enfant, aux travaux des champs ? En tout cas, elle est très tôt initiée au tissage du tapis. Un tapis aux couleurs vives et aux motifs abstraits, comme on en fait (faisait ?) dans la région. A peine pubère, Chaïbia est mariée à un minotier d'âge mûr, originaire du pré-Sahara, installé à Casablanca. Vers ses 16-17 ans, elle est veuve, avec, sur les bras, un fils unique. Travailleuse et décidée, elle s'engage comme domestique chez des Français. C'était avant l'indépendance. Choyé par une mère dont il était le seul souci, le fils, Hossein Tallal, grandit dans un milieu européen. Son brevet technique en poche, il entre dans la vie active tout en s'adonnant sérieusement à la peinture. Tallal ne tarde pas à se faire remarquer dans les salons de la peinture, qui se tenaient alors annuellement à Casablanca et à Marrakech. D'autant qu'avec Hassan El Glaoui et Tayeb Lahlou, ils étaient les seuls Marocains à y être admis. Des cartons, des restes de Ripolin et ses doigts A la fin des années 1950, Tallal fait la connaissance de feu Ahmed Cherkaoui dont il devient ami. Cherkaoui est alors le premier peintre marocain à être reconnu dans les milieux artistiques parisiens. En 1961, le critique d'art Pierre Gaudibert, théoricien officiel du mouvement dit de l'Ecole de Paris, décide d'un voyage de reconnaissance, à la découverte de cette toute jeune peinture marocaine dont Cherkaoui lui rebat les oreilles. A Casablanca, Tallal invite son ami, ainsi que son prestigieux compagnon, à un couscous des mains de Chaïbia. Après le repas, au moment du thé à la menthe, cette dernière arrive avec quelques cartons sur lesquels étaient représentés, très grossièrement, des tapis marocains ruraux. Pierre Gaudibert tombe à la renverse devant ce qu'il voit : "Qui a peint ça ?". "C'est moi, Monsieur". Tallal tombe des nues : "Elle avait fait ça dans son coin, sans rien me montrer. Elle avait utilisé mes cartons, les restes de Ripolin avec lequel j'avais fait repeindre l'appartement et ses doigts". La sentence de Gaudibert tombe : "Soit elle s'arrête d'elle-même dans trois mois, soit ce sera un grand peintre. Mais surtout, insiste-t-il auprès de Tallal et Cherkaoui, n'intervenez en rien". Aux côtés de Picasso, Miro... En 1966, Chaïbia expose à la Galerie Solstice, dans le quartier du Marais, à Paris. Son premier catalogue est préfacé par la critique d'art Cerès Franco et son compagnon, Corneille, célèbre artiste-peintre apparenté au mouvement Cobra. Chaïbia est entrée dans le monde de l'art international par la grande porte, comme le soulignera un critique français de l'époque. Créé en 1945, le mouvement pictural européen (Copenhague-Amsterdam-Bruxelles-Paris), dit Cobra, préconisait un "art brut", dépouillé de toute influence historique, culturelle, savante ou environnementale. Un art primaire en somme, prenant pour modèles le dessin d'enfant, le graffiti et les peintures d'aliénés mentaux. Dans le sillage de Corneille, les autres représentants du mouvement, tels Alechinsky, Arp, Appel, etc., adoptent derechef Chaïbia et en font une sorte de madone. Car, outre son œuvre traduisant de manière quasi miraculeuse leur idéal plastique, le personnage même de Chaïbia enchante tout ce beau monde. Qui pouvait, en ces années post-beatnik résister au charme à la fois majestueux et débonnaire de Chaïbia ? Ce corps enveloppé et enveloppant, archétype même de la maternité, cette voix caverneuse et moqueuse à la fois, ce regard perçant mais bienveillant, cette chevelure noire de chef amérindien, ces caftans et ces coiffes, etc. L'ensemble faisait de Chaïbia un personnage charismatique à la limite du chamanique. Cerès Franco, reconvertie en marchande d'art dès le début des années 1970, défend Chaïbia avec acharnement, à partir de sa galerie parisienne L'œil de bœuf. Les expositions personnelles ou collectives se succèdent : New York, Rio, Bogota, Genève, Berlin, Amsterdam, Tokyo, etc. Les articles et les couvertures des magazines les plus prestigieux aussi : L'œil, Connaissance des arts, Artension, L'officiel, Elle, etc. Dans les ventes aux enchères internationales, Chaïbia se retrouve systématiquement dans les mêmes lots que Picasso, Braque, Miro, Appel, Dubuffet et autre Tinguely. Seule représentante féminine de l'art pictural du XXème siècle à la côtoyer dans les catalogues : Sonia Delaunay. En 1971, Chaïbia figure dans le Larousse de L'Art dans le monde. En 1977, elle entre au Bénézit, dictionnaire de référence. Art naïf, art brut, art contemporain? Au Maroc, les choses sont moins simples. Les peintres modernes et les intellectuels sont mal à l'aise face au phénomène Chaïbia. Normal : tout le discours critique plastique du Maroc post-indépendance repose sur la double dichotomie naïf-savant, figuratif-abstrait. Toute peinture dite naïve ou figurative était vouée aux gémonies car folklorisante et aliénante, faisant le jeu des Occidentaux néocolonialistes, supposés ne vouloir voir en nous que de "bons sauvages" ou des "sujets anecdotiques". Seulement, le travail de Chaïbia n'entre dans aucune des catégories de ce schéma. Chaïbia est tout sauf naïve. Rappelons qu'est considéré comme peintre naïf – selon la définition la mieux admise – celui qui s'applique à reproduire une certaine réalité sans connaître les règles essentielles du dessin académique (les valeurs, la perspective, les proportions, etc.), créant ainsi des images dont la maladresse involontaire produit une esthétique séduisante car attendrissante. Or Chaïbia ne "s'applique" à rien du tout. Son œuvre est d'une spontanéité, d'une cohérence, d'une unicité, d'une originalité prodigieuse. Elle peint d'un seul jet, usant certes d'un trait grossier et de couleurs directement sorties du tube, mais avec quelle science, quelle sûreté dans la composition, le graphisme et les accords chromatiques. Quelle force, quelle vérité, quelle expression dans ces personnages (masques et /ou poupées animés) qui nous "regardent" et nous "parlent" littéralement ! Si ce n'est de l'art naïf, que serait-ce alors ? De l'art brut, nous disent la plupart des critiques autorisés. De l'art contemporain tout simplement, n'hésitent pas à résumer certains d'entre eux. Une nouvelle représentation d'un art millénaire, spécifiquement féminin et propre à cette région du monde, celui-là même qu'on retrouve intact dans le tapis berbère, avancent quelques historiens de l'art. La vérité est certainement un peu dans chacun des partis. Peintre majeur du XXème siècle Peu à peu, les ricanements s'éteignent et l'ensemble du milieu culturel marocain est obligé de reconnaître en Chaïbia un des artistes-peintres marocains les plus originaux, les plus féconds et les plus constants, pour ne pas dire le peintre marocain majeur du XXème siècle. Le grand public, quant à lui, apprécie la figure ultra-médiatisée, à la faconde extraordinaire. Il se reconnaît en cette femme obèse mais belle et coquette, aux yeux toujours soulignés de khol, aux mains teints au henné, fière de ses caftans, de ses bijoux et de son wouchame (tatouage). Cette femme qui parle un arabe marocain paysan mais s'exprime librement. Cette analphabète dont tant de grands de ce monde ont baisé la main. La dernière exposition de Chaïbia a eu lieu en 2004, cinq mois avant sa mort, à Bab Rouah à Rabat. La Galerie nationale y enregistra son record d'affluence?: 300 visiteurs par jour. Les dernières toiles exécutées par Chaïbia font preuve d'une créativité et d'une originalité égales sinon supérieures à celles produites lors de ses années de gloire. Avec une différence troublante : quelques pièces, très fortes, les dernières en date, montrent, au lieu des personnages criant de cette joie de vivre animale à laquelle nous étions habitués, des personnages échevelés, aux grands yeux noirs effrayés et effrayants. L'approche de la mort ? Chaïbia croyait profondément en un au-delà. Lequel a-t-elle trouvé ? Nous autres ici-bas croyons profondément en l'éternité de son talent. Source: Magazine «HOT NEWS» Chaïbia est née et a grandi dans la région de Chtouka, au milieu des plaines bordées par l'océan, si verdoyantes et si fleuries à la belle saison. Participe-t-elle, enfant, aux travaux des champs ? En tout cas, elle est très tôt initiée au tissage du tapis. Un tapis aux couleurs vives et aux motifs abstraits, comme on en fait (faisait ?) dans la région. A peine pubère, Chaïbia est mariée à un minotier d'âge mûr, originaire du pré-Sahara, installé à Casablanca. Vers ses 16-17 ans, elle est veuve, avec, sur les bras, un fils unique. Travailleuse et décidée, elle s'engage comme domestique chez des Français. C'était avant l'indépendance.