Violation des droits de la femme et embrigadement de la jeunesse Une Constitution n'a de portée réelle que lorsqu'elle se traduit fidèlement dans la vie quotidienne des populations. La distorsion entre le droit et le fait est, de toute évidence, l'indice idoine pour mesurer si, au final, il est possible de se réclamer de la démocratie constitutionnelle. Cette assertion vaudrait à point nommé pour le cas de la «Constitution» polisarienne et, à plus forte raison, pour les dispositions relatives à la famille et à la protection de certaines catégories sociales particulières, dont la femme et la jeunesse. Autant cette Constitution fait étalage de son attachement aux droits fondamentaux liés à ces catégories sociales, autant la vie dans les camps de Tindouf met au grand jour des transgressions quotidiennes de ces droits. Qu'elle soit relayée par les médias indépendants ou rapportée par les organisations non gouvernementales qui s'activent dans la défense des droits humains, l'incapacité des dirigeants du front séparatiste à assurer une protection des familles séquestrées dans les camps de Tindouf est de loin la plus patente. Envisageons, d'abord, la question du côté du texte. En cette matière précisément, le «constituant» polisarien ne lésine pas de rhétorique pour proclamer, dès le préambule, «sa détermination à créer des institutions démocratiques, qui garantissent les libertés et les droits fondamentaux de l'homme, les droits économiques et sociaux, les droits de la famille, cellule de base de la société». Plus loin, «il» reprend les mêmes convictions en affirmant que «la famille est la base de la société, fondée sur les valeurs de l'islam et de l'éthique» (article 7). L'économie générale du «texte constitutionnel» semble néanmoins démentir cette profession de foi. Non seulement le «constituant» polisarien a omis de spécifier les garanties et les mécanismes appropriés qu'appelle une telle protection - comme cela se doit dans les chartes constitutionnelles dignes de ce nom -, mais «il» a délibérément éludé toute «obligation de protéger», faisant ainsi fi d'une norme impérative du droit international humanitaire en vertu duquel la protection des familles incombe aux autorités qui contrôlent le territoire. Il n'y a pas plus éloquent que l'article 50 de la «Constitution» polisarienne pour illustrer le refus des dirigeants du Polisario d'assumer leur responsabilité en la matière, responsabilité scandaleusement transférée sur les parents : «La protection de la famille et sa promotion est une obligation pour les parents (...)», lit-on dans l'article 50. Les mêmes constats s'imposent s'agissant des droits de la femme et des jeunes. Ainsi, l'article 41 dispose que «L'Etat œuvre à la promotion de la femme et à sa participation politique, économique, sociale et culturelle dans la construction de la société et le développement du pays», tandis que l'article 42 précise que «L'Etat veille au perfectionnement constant des capacités de la jeunesse et à son meilleur emploi». Or, ces deux dispositions tranchent par leur caractère abstrait puisque la garantie des «droits» stipulés ne repose sur aucun dispositif concret. Contrairement, par exemple, à la Constitution marocaine promulguée par dahir du 29 juillet 2011 qui a institué au profit des femmes et de la jeunesse marocaines des instances de représentation et de protection comme «l'Autorité chargée de la parité et de la lutte contre toutes formes de discrimination» (articles 19 et 164) et « le Conseil consultatif de la jeunesse et de l'action associative» créé en vertu des articles 33 et 170, la «Constitution » polisarienne demeure muette vis-à-vis des catégories sociales les plus vulnérables des camps de Tindouf. Le vide constitutionnel et les dérives pratiques qui en résultent sont tels que le Forum Social Mondial a vu naître, dans son édition tenue à Dakar du 6 au 11 février 2011, un mouvement de soutien aux femmes en détresse dans les camps sous contrôle du Polisario. Désignée sous le label «Mouvement féminin de soutien aux séquestrés de Tindouf», cette initiative s'est donnée pour objectif de briser le silence savamment entretenu par les dirigeants du front séparatiste sur les exactions dont sont victimes les femmes marocaines enfermées à Tindouf. Le paradoxe demeure de taille dans les camps du Polisario. C'est là où la « Constitution » parle de «promotion» sociopolitique des femmes que les pratiques de discrimination sociale sont les plus révoltantes. En termes plus explicites, les dispositifs de promotion sociale ne profitent finalement qu'aux familles hautement privilégiées, là où les dispositions constitutionnelles relatives à la citoyenneté sont censées avoir un effet erga omnes. Pour ne citer que le cas le plus criant, Mme Khadija Hamdi, épouse du chef de la prétendue République arabe sahraouie démocratique (RASD), cumule des titres et des fonctions officiels à telle enseigne qu'il est parfaitement légitime de se demander si le système polisarien n'est, au final, qu'un régime de domination patrimoniale où la confusion est de rigueur entre patrimoine familial et patrimoine public. En effet, cette dame de nationalité algérienne régente en maîtresse absolue les camps de Lahmada. «Ministre de la culture» de la prétendue république sahraouie, sa qualité de «membre du conseil national sahraoui» la gratifie de titre de «parlementaire». Fille de Hadj Hamdi, président du conseil municipal de Tindouf et son représentant au sein du Parlement algérien, elle incarne plus que quiconque la connivence algéro-polisarienne et ses méfaits sur les populations séquestrées dans les concentrations désertiques. Pis encore, la «première dame» du Polisario ne cumule pas que des titres officiels. Elle fait également figure de «femme-scandale» dans les camps contrôlés par le Polisario. L'affaire du CD-Rom largement diffusé par les jeunes militants de la Ligue des partisans de l'Autonomie au Sahara marocain à Tindouf en dit long sur ce type de scandales. L'épouse du chef de la prétendue RASD s'est compromise, à titre principal, dans une affaire de détournement de fonds collectés, au nom des populations séquestrées, auprès des instances humanitaires. En octobre 2011, ledit support a révélé, documents à l'appui, que des sommes colossales ont été transférées sur les comptes personnels de la «ministre» et de ses complices. L'affaire n'est pas passée inaperçue et a suscité remous et protestations dans les rangs des cadres et des jeunes à Tindouf. Le scandale a de quoi indigner les plus indifférents puisqu'il s'est produit à un moment où les femmes sahraouies enfermées à Tindouf endurent encore des situations de privation des plus abjectes : esclavage domestique, sévices sexuels, mariages forcés aux éléments du Polisario, arbitraire judiciaire et décomposition familiale. Ce dernier fléau mérite qu'on s'y arrête, ne serait-ce que pour ouvrir une brèche de débat en termes de sociologie de la décomposition du lien familial dans les camps de Tindouf. Dans cette concentration désertique, la famille, structure sociale de base, sombre toujours dans un environnement malsain et, pour le moins, impropre à son épanouissement et à son équilibre naturel. La décomposition y sévit de plusieurs manières. Du côté des enfants, ces derniers sont séparés, dès leur jeune âge, du foyer paternel et envoyés dans des camps d'entraînement militaire ou scolaire à l'étranger. Du côté des jeunes sahraouis, la conscription forcée dans les milices polisariennes brise le lien familial en séparant durablement les jeunes de leurs parents et, du coup, des espaces naturels de sociabilité (amitié, clubs, associations, etc.). Du côté, enfin, des pères de famille, les besoins de la gestion bureaucratique et de la surveillance des frontières accaparent les meilleurs éléments au détriment de leurs obligations familiales et conjugales. Que reste-t-il donc du noyau familial, sinon une poignée de femmes et de filles vivotant ici et là au rythme morose de la vie dans les camps. On s'en aperçoit bien, jamais le hiatus entre normes «constitutionnelles» et pratique sociale n'a été aussi béant que dans le cas d'espèce. Ceci explique, d'ailleurs, pourquoi ce sont les intellectuels et, plus précisément, les jeunes cultivés qui s'activent le plus dans les filières de la contestation. Dans le cas d'espèce, la défection des jeunes revêt une diversité d'expressions : de la résignation suspecte qui en dit long sur l'incapacité du système polisarien à socialiser sa jeunesse à la contestation ouverte qui se projette comme un prolongement du «Printemps arabe» en passant par l'enrôlement dans les filières terroristes d'Al-Qaïda, l'investissement des espaces électroniques comme arme critique et de diversion politique (Facebook, Twitter, etc.) et la constitution de réseaux civils localisés ou expatriés en Espagne et en France notamment. De toute manière, le «Printemps arabe» trouve aujourd'hui un terrain de prédilection dans les camps de Tindouf. Ainsi, en janvier 2012, le slogan Irhal ! (dégage !) a été arboré par des jeunes auto-baptisés «la Jeunesse de la révolution sahraouie». La cible principale de ces mobilisations protestataires fut les instances dirigeantes du Polisario et, plus précisément, le chef de file du front séparatiste qui a été nommément désigné comme responsable de l'enfermement concentrationnaire dont sont victimes les populations séquestrées. Ont amplement contribué à déchaîner la colère des jeunes les manœuvres qui ont entaché, lors du 13e congrès du Polisario, la reconduction de Mohamed Abdelaziz comme éternel président du mouvement séparatiste, et ce au mépris de toute exigence d'alternance ou de rajeunissement des directions des instances. Il va sans dire que l'injonction de départ lancée par les jeunes et relayée par les médias a été aussitôt suivie d'une vague d'intimidations et d'arrestations parmi les éléments protestataires. À ce jour, rien ne semble remuer à l'intérieur des camps. Ni l'usure du temps, ni la révolte des jeunes, ni la chute d'un des principaux régimes mécènes du Polisario, ni l'indignation de la Communauté internationale, ni encore les offres de négociation favorables présentées par le royaume du Maroc ne paraissent emporter la conviction des apparatchiks à Tindouf comme à Alger. * Professeur à la faculté de droit de Rabat-Agdal Conseiller auprès du Centre d'études internationales Zoom sur le CEI * Créé en 2004 à Rabat, le Centre d'Etudes Internationales (CEI) est un groupe de réflexion indépendant, intervenant dans les thématiques nationales fondamentales, à l'instar de celle afférente au conflit du Sahara occidental marocain. Outre ses revues libellées, «Etudes Stratégiques sur le Sahara» et «La Lettre du Sud Marocain», le CEI initie et coordonne régulièrement des ouvrages collectifs portant sur ses domaines de prédilection. Sous sa direction ont donc été publiés, auprès des éditions Karthala, «Une décennie de réformes au Maroc (1999-2009)» (décembre 2009), «Maroc-Algérie : Analyses croisées d'un voisinage hostile » (janvier 2011) et «Le différend saharien devant l'Organisation des Nations Unies» (septembre 2011). En avril 2012, le CEI a rendu public un nouveau collectif titré, «La Constitution marocaine de 2011 – Analyses et commentaires». Edité chez la LGDJ, ce livre associe d'éminents juristes marocains et étrangers à l'examen de la nouvelle Charte fondamentale du royaume.