Les berges du Bouregreg à Rabat sont le théâtre d'une mixité sociale et d'une certaine liberté dans l'appropriation de l'espace public, estime l'urbaniste Abdellah Moussalih. Autrefois bourgeoise, la promenade s'est démocratisée et permet notamment aux femmes et aux couples d'échapper aux codes qui leur sont traditionnellement imposés. «On dit que la ville marocaine a tourné le dos à la mer pendant très longtemps. Plusieurs expériences à l'international ont pu relever ce défi, notamment Barcelone, Shanghai, Amsterdam, Budapest, Lyon et Bordeaux.» Ces mots sont ceux d'Abdellah Moussalih, urbaniste et docteur en aménagement et urbanisme, auteur d'une thèse intitulée «Du projet urbain à la production des espaces publics : usages, pratiques et représentations sociales. Cas de Rabat-Salé» (2018). Nous nous intéresserons à un article de cette thèse, publié dans Les Cahiers d'EMAM : «La promenade comme fabrique de l'espace public et nouvelle forme d'urbanité déambulatoire et d'émancipation. Le cas des berges du Bouregreg à Rabat». Dans le cadre de ses travaux, Abdellah Moussalih a observé les circulations et les interactions sur les berges du Bouregreg, et s'est interrogé sur la notion de promenade «comme forme d'expression urbaine fondée sur le mouvement» ; une sorte «d'urbanité déambulatoire», ainsi qu'il l'écrit en introduction de son article. Il s'interroge également sur cette fabrique de l'espace public, où les femmes et les jeunes couples, principalement, prennent une autre place que celle qui leur est traditionnellement attribuée par la société marocaine. Au vu de cette reconfiguration de l'espace public, une question s'impose : les berges du Bouregreg sont-elles devenues un lieu de transgression sociale ? «Je ne parlerais pas de transgression sociale, mais d'émancipation. Les jeunes femmes et les couples se permettent de se rencontrer là-bas avec l'avantage de ne pas être soumis aux contraintes du quartier. C'est comme si le quai était un espace où le poids des contraintes sociales semblaient moins forte que dans leurs quartiers», explique Abdellah Moussalih à Yabiladi. «C'est un espace libérateur qui permet un certain desserrement social, aussi bien pour les filles que pour les garçons. Par leur présence, ils, et elles, participent à la production d'un nouvel espace public aux normes internationales, inédit dans la ville marocaine», poursuit-il. «Au-delà de fonctions sociales et économiques, l'oued Bouregreg assurait également un rôle identitaire, étant à la fois un lieu de mémoire et de célébrations festives, avec une importante dimension patrimoniale.» Abdellah Moussalih Une mixité sociale de façade ? Le quai de Rabat est aussi le théâtre d'une certaine mixité sociale. «L'aménagement du site et l'ouverture du quai de Rabat au public, en 2007, ont profondément bouleversé les pratiques quotidiennes et festives des usagers. Depuis lors, le quai est devenu un lieu de sociabilité plus cosmopolite et un repère urbain dont la dimension symbolique s'affirme», écrit Abdellah Moussalih. Auprès de Yabiladi, il explique qu'il s'agit «du lieu d'une sociabilité cosmopolite. L'espace est devenu un symbole urbain qui draine toutes les catégories sociales, auxquelles il faut ajouter les touristes, en fonction des équipements et des aménagements qui sont en train d'être réalisés». Encore que cette mixité sociale n'est pas totale, tant les cafés et restaurants franchisés qui bordent le quai, dans lesquels tout le monde n'entre pas, imposent une certaine sélectivité de la clientèle. «De fait, les prix élevés qui y sont pratiqués – même s'il ne s'agit pas de commerces ou de services de luxe – empêchent l'accès aux catégories sociales défavorisées et aux familles nombreuses, comme cela a déjà été dénoncé sur d'autres lieux et pour d'autres services comme la restauration rapide», rappelle Abdellah Moussalih dans son article. Il fait référence notamment aux travaux de Said Graiouid, enseignant en communication à l'université Mohammed V de Rabat : «Les établissements de fast-food franchisés ne sont accessibles qu'à une clientèle bourgeoise privilégiée qui fuit généralement les cafés non seulement à cause des préjugés sexistes, mais aussi pour des raisons de classe [sociale]», écrit ce dernier dans «A Place on the Terrace : Café Culture and the Public Sphere in Morocco» (The Journal of North African Studies, 2007). «Une certaine liberté dans l'appropriation de l'espace public» La promenade a pourtant bel et bien perdu de son embourgeoisement au fil des décennies. Au XIXe siècle, c'est une pratique «essentiellement bourgeoise, procurant divertissement et détente à ses adeptes», lit-on dans l'article d'Abdellah Moussalih, qui cite les travaux du chercheur québécois Laurent Turcot. «Au-delà des aspects de bien-être, elle fut aussi une occasion d'expression ostentatoire de la richesse, de la puissance des promeneurs et une forme de culture urbaine s'exprimant dans des espaces spécialement aménagés pour ce faire», ajoute-t-on. «La promenade était en effet essentiellement bourgeoise et s'est démocratisée au fil du XXe siècle. Elle s'accorde désormais avec un nouvel espace ouvert, dont Rabat manquait, même s'il y avait d'autres espaces du même acabit, notamment les jardins et parcs mis en œuvre pendant le protectorat», reprend Abdellah Moussalih. La particularité de ces espaces publics, qui en font, quoi qu'on en dise, des espaces de mixité sociale, réside dans leur gratuité. «Un espace public se définit d'abord par sa gratuité et son accessibilité. C'est une certaine liberté dans l'appropriation de l'espace public.» La revue Les Cahiers d'EMAM est une revue interdisciplinaire qui se propose de contribuer à la restitution des savoirs sur le monde arabe et la Méditerranée, dans leurs interférences avec le reste du monde, autour des questions urbaines et des processus de constructions/reconfigurations territoriales dans leurs dimensions sociales, économiques et politiques en encourageant les idées nouvelles et les démarches comparatives. L'auteur Abdellah Moussalih est urbaniste, titulaire d'un doctorat en aménagement et urbanisme de l'Institut national d'aménagement et d'urbanisme de Rabat (INAU). Ses recherches portent sur les espaces publics urbains, en particulier à travers le prisme du projet urbain comme catalyseur de la fabrique des espaces publics, leurs compositions sociales, leurs usages, leurs pratiques et leurs perceptions sociales, à partir de ses terrains à Rabat.